L’Évangile de ce dimanche nous parle du commandement de l’amour. Nous ne pouvons pas aimer Dieu sans aimer les hommes parce que Dieu a voulu aimer tous les hommes et vivre avec eux pour l’éternité.
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Comment Jésus peut-il me commander simultanément l’amour de Dieu « de tout mon cœur, de toute mon âme et de tout mon esprit » et l’amour de mon prochain « comme moi-même » (Mt 22, 34-40) ? Si j’ai véritablement mis tout mon cœur, toute mon âme et tout mon esprit dans mon amour pour le Seigneur, reste-t-il de la place pour le prochain et pour moi-même ? Et d’ailleurs, est-ce qu’on peut vraiment commander l’amour ? Sous son apparente simplicité, le double précepte de l’amour de Dieu et du prochain recèle de vraies difficultés.
L’amour peut-il se commander ?
Et tout d’abord, l’amour peut-il être commandé ? Deux siècles de romantisme échevelé et un demi-siècle de culture Walt Disney nous ont habitués à considérer l’amour comme un libre jaillissement, une pure spontanéité qui ne saurait être contrainte. Plus ou moins consciemment, nous fredonnons : « L’amour est enfant de bohème qui n’a jamais, jamais connu de loi » à la suite de la Carmen de Bizet comme si c’était une évidence.
Selon les lieux dans l’Évangile, ce double précepte de l’amour est formulé ou bien à l’impératif présent ou bien à un futur qui n’a d’indicatif que le mode.
Or non seulement l’amour connaît une loi, mais c’est la loi suprême, un commandement divin ! Jésus ne nous invite pas à aimer Dieu par-dessus tout et notre prochain comme nous-mêmes à la manière d’un conseil. Ce n’est pas une option qu’on pourrait choisir ou décliner dans notre contrat d’assurance pour le Ciel. La forme verbale dissipe toute équivoque : selon les lieux dans l’Évangile, ce double précepte de l’amour est formulé ou bien à l’impératif présent ou bien à un futur qui n’a d’indicatif que le mode. Dans tous les cas, c’est un commandement, qui n’appelle aucune autre réponse que l’obéissance. À moins d’imaginer un Dieu sadique imposant des préceptes impossibles à accomplir, il faut donc postuler que l’amour peut se commander.
De la part de Dieu, « l’amour peut être commandé parce qu’il est d’abord donné » ainsi que l’affirmait Benoît XVI dans l’encyclique Deus caritas est (2005). Dieu peut nous commander de l’aimer et d’aimer notre prochain parce qu’il n’a pas craint de livrer son propre Fils dans un acte d’amour inouï pour tous les hommes. Face à un acte de miséricorde aussi immérité que la Passion du Christ, une réponse d’amour s’impose moins par une contrainte légale extérieure que par un cri du cœur. La Croix nous oblige, au sens où l’on disait autrefois que « noblesse oblige » ; nous rendons à Dieu son amour par une nécessité de notre nature qui veut qu’on réponde à l’amour par l’amour.
Les signes de l’amour ne sont pas l’amour
De notre part à nous, l’amour peut se commander à condition de ne pas en avoir une vision naïvement sentimentale. Si l’amour n’était qu’une question d’émotion ressentie ou d’affinités électives, il serait impossible d’aimer Dieu et d’aimer tous nos prochains. Dieu ne s’offre pas à nos sens avec la même évidence que la jolie Cunégonde ou le jovial Gontran, vers qui ma sensibilité tend spontanément. Quant au prochain, le repoussant Adalbert et l’insupportable Gertrude n’ont rien pour émoustiller ma sensibilité. Il ne s’agit pas d’exclure la sensibilité de l’amour de Dieu et du prochain, mais de ne pas nous tromper dans notre diagnostic en confondant les symptômes de l’amour avec sa réalité.
L’amour véritable s’origine dans l’intelligence et la volonté, par lesquelles nous posons nos actes les plus personnels et les plus libres.
Les sentiments et l’affectivité font naître l’amour, l’alimentent, le confortent, lui donnent son caractère agréable ou dramatique. Mais l’amour véritable s’origine dans l’intelligence et la volonté, par lesquelles nous posons nos actes les plus personnels et les plus libres. À l’inverse, la passion, comme son nom l’indique, est passive et donc subie. À l’égard de Dieu comme de mon prochain, les passions et les sentiments peuvent être un signe de mon amour, mais ils n’en sont pas la réalité la plus profonde. Heureusement, d’ailleurs ! Car il est dans la nature des passions et des sentiments d’être fugaces et de fluctuer. Mais là où les passions passent, l’amour demeure. Il est « sceau sur le cœur, un sceau sur le bras, fort comme la mort » (Cant 8, 6).
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Dès lors et sans tomber dans un volontarisme forcené, il faut tenir que si je veux aimer, j’aime. Parce que Jésus me commande d’aimer Dieu et mon prochain comme moi-même, je veux aimer Dieu et mon prochain comme moi-même. Et si je veux aimer, j’aime déjà. La sensibilité suivra, cahin-caha, mais ce sont d’abord des actes concrets qui façonneront cet amour naissant plutôt qu’un désir brûlant et un cœur qui bat la chamade à la vue de ce prochain qui n’a parfois pas grand-chose d’aimable au premier abord. C’est vrai aussi à l’égard de Dieu, pour qui les plus grands saints ont connu un amour privé de toute consolation sensible.
Dieu et mon prochain sont indissolubles
L’objection principale de l’impossibilité de commander l’amour étant écartée, il reste la question de l’articulation entre amour de Dieu et du prochain. Il ne s’agit pas ici de prôner un équilibre de la mauvaise conscience typique d’une certaine éducation catholique, où l’on se demande ce qu’on fait pour les SDF quand on est à la messe, et où l’on prie son chapelet en s’occupant d’un malade pour ne pas culpabiliser de n’être pas à l’oraison. Il ne s’agit pas non plus d’opposer une « Église-ONG » à une « Église-sacristie ». Non, le discours de la « tension » et de l’« équilibre précaire » qui seraient inhérents à l’existence chrétienne tiraillée entre Dieu et le prochain n’a rien d’évangélique.
Si Jésus a épousé l’humanité dans sa personne-même, nous ne pouvons prétendre aimer l’un sans aimer l’autre, puisqu’ils sont unis indissolublement.
D’abord parce que la primauté de l’amour de Dieu ne se discute pas : « Messire Dieu premier servi ! » rappelait Jeanne d’Arc. Mais aussi parce que de l’amour pour Dieu découle nécessairement l’amour pour le prochain, puisque l’amour consiste à aimer les mêmes biens, à vivre la vie commune, et que Dieu a voulu aimer tous les hommes et vivre avec eux pour l’éternité. Si Jésus a épousé l’humanité dans sa personne-même, nous ne pouvons prétendre aimer l’un sans aimer l’autre, puisqu’ils sont unis indissolublement. Thérèse de Lisieux l’avait compris, qui écrivait : « Ce qui m’attirait vers cette sœur, c’était Jésus caché au fond de son âme. »
Et l’amour de soi ?
D’ailleurs, notre amour pour le prochain vérifiera la réalité de notre amour pour Dieu, selon l’équation indépassable de saint Jean : « Si quelqu’un dit “J’aime Dieu” et qu’il hait son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourra-t-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? » (1 Jn 4, 20). D’une certaine manière, les autres sont l’amabilité de Dieu rendue visible, diffractée : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
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Aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit, et notre prochain comme nous-mêmes, voilà donc toute la vie chrétienne. Au-delà des difficultés à concevoir un amour qui se commande et à articuler l’amour de Dieu et l’amour du prochain, un dernier piège a trait à l’amour de soi. Comme l’observait finement Bernanos dans les Enfants humiliés, « la difficulté n’est pas d’aimer son prochain comme soi-même, c’est de s’aimer soi-même assez pour que la stricte observance du précepte ne fasse pas tort au prochain ». Mais c’est peut-être au moment même où nous expérimentons notre incapacité à aimer notre prochain et à nous aimer nous-mêmes que nous recevons la charité véritable comme don de Dieu.