Vladimir Soloviev, contemporain de Tolstoï et de Dostoïevski, est considéré comme l’un des plus grand philosophes contemporains en Russie. Le réalisateur roumain Cristi Puiu s’est emparé de son grand oeuvre, et plus précisément des Trois entretiens autour de la religion, la morale et la guerre. Une oeuvre singulière, magnifique, passionnante de près de trois heures. Le film est d’ailleurs sélectionné dans la catégorie « Meilleur réalisateur » au Festival de Berlin.
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Nikolaï, grand propriétaire terrien, ancien séminariste et homme du monde, organise des séjours dans son manoir qu’il met à la disposition de quelques amis. Ainsi, au coeur des grands salons et des longues soirées de Russie, un philosophe, une pianiste ou encore un général discutent de leur vision du monde… Les conversations denses et longues rappellent les préoccupations d’une époque révolue et d’un certain milieu.
Le déploiement total de l’art, vu d’un oeil russe
Hautement nourries en théologie, culture, notions philosophiques et connaissance de la guerre, les réflexions, extrêmement rares au cinéma, nous transportent à un niveau élevé de la pensée. La force du réalisateur est d’avoir construit ses scènes avec une perfection égale à l’exigence du jeu des comédiens — époustouflant — et à celle de la mise en scène, servie par une très belle photographie. Le premier plan du film en dit long sur la qualité qui nous attend ensuite. Le silence, la neige, une ou deux silhouettes indistinctes, et les festivités commencent. Ensuite, le cinéaste est parvenu à épouser l’intention de l’auteur, ses dispositions intérieures et jusqu’à son regard. C’est bien un film de Cristi Puiu (La Mort de Dante Lazarescu, récompensé à Cannes, Aurora, lauréat des plus grands prix du cinéma roumain), mais avec l’esprit de Vladimir Soloviev.
Il faut du temps pour présenter la complexité et la profondeur de l’oeuvre. Les plans séquences se succèdent. De part et d’autre des salons ou d’une table, les invités s’emparent de chaque sujet pour les déshabiller, les défendre, les nourrir à l’aune de leur opinion. Chacun prétend incarner la morale ou détenir la vérité. Qui, en politicien français, défend l’esprit européen et le principe d’ «Histoire universelle », qui, femme d’un grand général, défend la grandeur d’une armée acquise à la cause religieuse, qui, encore, avance l’idée d’une « solution évangélique » pour faire advenir le Royaume de Dieu sur Terre. Mais qu’en est-il vraiment? Qui pourrait bien avoir raison et y en a-t-il seulement un ?
Prophétie ou allégorie du péché originel ?
De la guerre à la morale, la religion est omniprésente dans les débats de ces représentants de la haute société. Autour se presse le majordome hongrois, exigeant et tyrannique à l’égard du personnel. Et plus loin, en retrait, le fameux général d’armée se meurt et parle peu, si peu que tous ses mots semblent plus importants que ceux de tous les autres… Deux histoires se racontent et s’entremêlent dans cette mise en scène ambitieuse : celle que l’on voie et qui ne se dit pas, et celle qu’on entend et qui se perd dans un flot incessant de paroles.
Cristi Puiu a découpé son film en chapitres inégaux, centrés sur les personnages ou les différents thèmes. C’est aussi à cette mise en scène qu’il faut s’attacher, car elle contient toute la dramaturgie. Celle qui conduit à la conversation finale sur la figure de l’Antéchrist et le visage qu’elle pourrait avoir. Parfois surprenante, déroutante même, elle force le spectateur à ne pas se laisser happer par le pouvoir de la parole. Comme une instance à se garder soi-même d’être trompé par la séduction, peu importe la forme qu’elle prend. Mais pour entrer plus avant dans le mystère du film, voici la présentation de l’auteur lui-même, Vladimir Soloviev : « Les forces historiques qui règnent sur la masse de l’humanité auront encore à se heurter et à se mêler avant que sur le corps de cette bête qui se déchire elle-même vienne pousser une nouvelle tête : la puissance unificatrice mondiale de l’Antéchrist « qui proférera des paroles fortes et élevées » et jettera le voile étincelant du bien et de la justice sur le mystère d’iniquité parvenu à son comble à l’heure de sa manifestation finale, pour, comme le dit l’Écriture, entraîner même les élus — s’il était possible — à la grande apostasie. Montrer par avance le visage trompeur derrière lequel se cache l’abîme du mal, tel a été mon suprême dessein en écrivant ce petit livre. » Prophétie ou allégorie du péché — on ne saurait trancher — cette oeuvre est en tout cas d’une finesse rare, une réussite indéniable, une oeuvre russe véritable, profondément nécessaire à l’époque actuelle. Il ne faut donc pas en craindre la longueur.
Malmkrog, de Cristi Puiu, d’après l’oeuvre Trois entretiens. Sur la guerre, la morale et la religion, de Vladimir Soloviev, avec Frédéric Schulz-Richard, Agathe Bosch, Marina Palii, Ugo Broussot, Diana Sakalauskaité, Istvan Teglas. 3h20, le 8 juillet au cinéma.