Le livre d’un moine aide à saisir pourquoi les querelles entre chrétiens font si mal et comment ne pas désespérer.Ce qui met les chrétiens le plus mal à l’aise n’est sans doute pas les critiques et les persécutions qui viennent de l’extérieur, mais les querelles internes, qui ne peuvent pas être assimilées à l’épreuve de la Croix à la suite du Christ : c’est par d’autres que les siens, qui ont fini par le comprendre, qu’il a été condamné et exécuté. Mais être combattu au sein de l’Église sur des sujets où l’on est convaincu que sont en jeu des aspects essentiels de la foi, c’est un scandale qui fait moralement plus souffrir que l’hostilité des idolâtres et autres athées.
Déjà les apôtres
Ce n’est pourtant pas une nouveauté. Les disciples qui suivent Jésus se chamaillent déjà entre eux. Dans les Actes des apôtres, les controverses ne manquent pas à propos de l’ouverture aux païens : Pierre est pris à parti aussi bien par Paul, qui s’en fait l’ardent avocat, que par ceux qui, autour de Jacques, y répugnent. Au cours de l’histoire, les conflits les plus graves ont été surmontés (non sans mal ni pertes) par l’autorité des conciles et des papes, c’est-à-dire des successeurs respectivement des apôtres réunis et de Pierre institué par le Christ le premier parmi eux, tout cela sous l’action de l’Esprit saint.
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Reste que, si les opinions (ou, pour prendre le mot emprunté au grec, les hérésies) qui dénaturent la foi ont pu être identifiées et dénoncées et si la communion a ainsi pu être préservée, le magistère ecclésial ne peut imposer une réponse évidente d’avance à toutes les questions posées par les circonstances où doit être interprété le donné de la Tradition — c’est-à-dire la transmission et l’actualisation perpétuelles de la Révélation. Le chrétien ne peut se contenter d’obéir. Il doit bien exercer la liberté qu’il reçoit, avec ce que cela implique de responsabilité, de faillibilité, de diversité dans les appréciations et de risques d’erreur et de division.
Les pommes de discorde aujourd’hui
Rêver d’un consensus universel est sans doute une forme d’angélisme ou d’impatience qui n’avancera pas d’une seconde l’heure de l’unanimité des élus à la fin des temps. Il n’est donc pas si étonnant qu’on ferraille de nos jours sur la nécessité et les limites du dialogue interreligieux, sur les réformes liturgiques, sur l’ordination d’hommes mariés et de femmes, sur la communion des divorcés, sur l’efficacité des mesures à prendre contre les abus sexuels et dérives sectaires en milieu clérical ou religieux, sur les modalités de la proposition de la foi dans les écoles catholiques si elles doivent mériter ce nom, sur le sort des églises qui ne servent pratiquement plus et qu’on n’a plus les moyens d’entretenir…
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Cette liste de terrains d’affrontement est loin d’être exhaustive. Elle mentionne seulement certains débats qui tardent à se clore. Les mettre à leur juste place sans les mépriser requiert un peu de recul et entraîne aussi la prise en compte de problèmes plus locaux qui excitent moins de monde mais ne sont pas moins sérieux, comme les dissensions dans les paroisses et communautés en tous genres à propos de leur organisation et de leurs priorités. C’est ce que permet de faire un livre récemment paru (chez Artège, juin 2019) de dom Samuel Lauras, abbé français de l’abbaye trappiste de Novy Dur en République tchèque : Fils de lumière en temps d’épreuve. Propos d’un moine pour demeurer unis dans l’adversité.
L’urgence monastique
On pourra s’étonner d’être renvoyé à des réflexions qui se présentent modestement comme celles d’« un petit abbé d’une petite communauté dans l’un des plus petits pays d’Europe centrale ». Mais la vie monastique ne met pas à l’abri des périls auxquels tout chrétien est exposé. Elle constitue « la vocation du baptisé parvenue à son maximum d’urgence », comme l’a écrit en 1950 Louis Bouyer, un de nos tout meilleurs théologiens et le premier à avoir défini sérieusement ce que signifie le mot « spiritualité »1. La clôture monastique ne gomme donc pas les tensions qui traversent l’Église et menacent de la déchirer. La « stricte observance » de la Règle (celle de saint Benoît, bien sûr) aiguise même, en multipliant les mises en garde, la sensibilité aux incompréhensions mutuelles.
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La méditation de dom Samuel n’atteint l’ordre spéculatif qu’à partir d’expériences concrètes du quotidien et pour mieux y revenir : les offices et la liturgie, l’enseignement et les échanges, les visites et la solitude, le travail manuel et la présence d’animaux à l’abbaye, le rythme des saisons et les soucis d’intendance… C’est aussi l’histoire d’un homme qui n’a pas toujours eu une foi à toute épreuve et auquel ont été donnés (dans sa congrégation et aussi grâce à de copieuses et substantielles lectures) des maîtres qui avaient également connu et connaissaient encore la contradiction.
Aimer le frère ennemi
Il y a les événements de l’histoire humaine du XXe siècle et de l’actualité qui divisent les croyants. Il y a encore, au sein de l’Église, les divergences sur l’interprétation de Vatican II et dans les réactions aux « affaires ». C’est en familier de ces confrontations que dom Samuel n’esquive pas le défi que représente le « frère ennemi ». Il fait découvrir là un paradoxe déconcertant mais stimulant, qui oblige à s’interroger sur les rapports entre la Vérité (avec un grand V) universelle et indivisible et les vérités partielles dont on est tenté de s’emparer, ainsi que sur la charité qui consiste à aimer le prochain tel qu’il est et non tel qu’on le voudrait. La leçon proposée (et à assimiler en prenant le temps de déguster chaque page) est que ce n’est pas tant contre l’autre qu’il faut se battre, en résistant s’il déforme le donné de la foi, que contre soi-même, sans se fier uniquement à ses propres ressources.
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Dom Samuel développe une distinction intéressante entre « disputer » et « se disputer ». S’il est permis de gloser là-dessus, on peut dire que le verbe pronominal personnalise en quelque sorte le désaccord. Si bien qu’au lieu de porter sur un objet, il oppose deux sujets dans une lutte où chacun s’investit à fond pour sauver sinon sa vie, au moins son honneur d’être doué de raison. Au contraire, « disputer » (tout court), c’est simplement débattre, défendre une position en argumentant, sans oublier que toute erreur comporte une part de vérité et s’enracine dans quelque chose qui n’est pas faux, ne doit donc pas être rejeté sous prétexte que la conclusion déraille et peut même servir à rechercher entre les points de vue un équilibre dans la fidélité.
« Fils de lumière »
Les conflits empêchent la Vérité de resplendir. Les chrétiens sont appelés à être des « fils de lumière ». L’expression, reprise pour le titre de ce livre, est empruntée à saint Paul (1 Th 5, 5), mais héritée du Christ (Lc 16, 8), qui la tient lui-même de son Père. Cette lumière est donc à la fois un don et une épreuve : comment se laisser illuminer et éclairer autour de soi sans projeter d’ombre et s’y égarer ? Dom Samuel aide à prendre la mesure du défi et à le relever dans l’humilité qui est tout l’inverse d’une démission.
[1] Dans la présentation de son étude, Le Sens de la vie monastique, rééditée au Cerf en 2008.