La mort de Vincent Lambert n’a pas résolu les problèmes qu’elle a mis à jour. Ceux-ci s’inscrivent dans un contexte bien plus vaste où finalement chacun est concerné.
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La première remarque à faire est que le destin tragique de Vincent Lambert est un cas particulier et extrême, mais pas unique. Cette affaire et son dénouement ressemblent fort aux pénibles polémiques autour du sort de Terri Schiavo entre 1991 et 2005 aux États-Unis, avec déjà l’opposition des parents au conjoint et des arrêts de justice contradictoires. Un nombre non négligeable de personnes se trouvent, parfois depuis de longues années, dans des situations analogues, quoique non identiques, puisque variant selon la cause de la paralysie comateuse, le résultat des soins au fil du temps, les capacités relationnelles (même très limitées) qui restent ou réapparaissent et surtout l’attitude de la famille et du personnel médical. Les exemples célèbres sont l’ancien coureur automobile allemand Michael Schumacher (depuis 2013) et l’ex-international de football français Jean-Pierre Adams (depuis 1982 !), qui restent couvés par leurs proches.
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L’alternative
Il arrive de surcroît que certains sortent de leur état végétatif, comme cet homme qui a retrouvé une conscience minimale dans un hôpital lyonnais en 2017 (avant de succomber à une crise pulmonaire sans rapport). Le Sud-Africain Martin Pistorius en 2000, l’Américain Terry Wallis en 2003 et l’Émiratie Mounira Omar cette année sont sortis, au bout de 12, 19 et 27 ans respectivement, de comas que les médecins jugeaient irrémédiables. On peut estimer que ces exceptions quasi miraculeuses ne justifient pas le maintien en vie de tant de gens pour lesquels il n’y a humainement plus d’espoir. Mais on s’enferme dans une alternative : ou bien toute vie, si diminuée soit-elle, mérite d’être préservée à tout prix ; ou bien il est inutile et même cruel, pour l’intéressé comme pour ses proches, de prolonger indéfiniment l’épreuve.
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Il n’est pas si évident de trancher. Idéalement, cela revient d’abord à l’individu concerné. Mais il faut qu’il ait laissé des instructions. Ce qui, semble-t-il, est encore rare, car bien peu pensent qu’ils peuvent être fatalement atteints le lendemain. Cela peut-il, doit-il changer ? On sera bien sûr a priori contre l’« acharnement thérapeutique ». Mais est-ce une « obstination déraisonnable » dans les soins que d’assurer l’alimentation, l’hygiène et la protection contre la douleur sans que s’y ajoute aucun traitement qui serait inutile ? La personne en état végétatif n’a-t-elle pas des droits du même ordre que le nourrisson ou le grand blessé qui sont totalement dépendants ? Que le premier devienne progressivement plus autonome et conscient et que le second ait des chances de le redevenir fait-il une si grande différence ? Ce n’est affaire que de degré : nul n’atteint jamais, depuis la préhistoire, un état où il subviendrait entièrement seul à tous ses besoins. Même Robinson Crusoé survit grâce à ce que d’autres ont laissé et qu’il récupère sur son bateau naufragé.
Laisser mourir ou donner la mort ?
Il est donc difficile de prévoir, car la volonté exprimée devra être interprétée selon les circonstances. S’il n’y a pas d’instructions, la responsabilité échoit à l’entourage. Mais alors qui décide ? Le conjoint ? Les parents ? Il peut y avoir conflit, on l’a bien vu. De toute façon, le choix est conditionné par les informations données par les médecins, dont l’évaluation est déterminante. Et le choix à faire n’est pas entre « laisser mourir » et « maintenir en vie artificiellement », mais entre « donner la mort » — en supprimant l’assistance due, parce qu’il n’y a plus d’amélioration espérable — et « laisser vivre » — même si c’est pour une existence végétative, parce qu’on n’éteint pas la flamme qui vacille (réminiscence d’Isaïe 42, 3 ?).
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Comme ces choix sont difficiles et souvent litigieux, on a recours aux tribunaux. Mais ceux-ci tâtonnent et, d’appel en appel, les arrêts successifs se contredisent, car ils ne peuvent se prononcer sur le fond. L’absence de précédents les contraint à juger sur des critères extérieurs et formels de conformité à des procédures établies pour autre chose. En général, le droit finit, comme une girouette, par suivre les mœurs au lieu de les orienter. Cela se vérifie d’ailleurs en amont de la « fin de vie » : on vote des lois pour légitimer des revendications minoritaires et/ou des percées technologiques : divorce, mariage entre personnes de même sexe, contraception, avortement, PMA et bientôt GPA, parallèlement à euthanasie et « suicide assisté ». Les politiques s’en mêlent ainsi, même s’ils ne sont pas plus compétents que les juges et encore plus sensibles aux mouvements d’opinion manipulés dans les médias.
Ce qui fait la valeur de la vie
Tout cela révèle une absence de principes explicitement partagés de discernement moral. On se contente d’éthique, c’est-à-dire de débats non conclusifs sur les comportements observables, et de déontologie, autrement dit d’observance des normes d’action couramment admises pour l’heure dans un champ particulier. C’est déjà mieux que rien. Mais ce qui manque le plus est un consensus motivant sur ce qui fait la valeur de la vie. La tendance actuelle est de prendre pour critère la liberté dont jouit l’individu. À cette aune-là, il est clair qu’il devient possible de se débarrasser à moindres frais, comme on en a désormais les moyens, d’embryons indésirés, de personnes lourdement handicapées (même si ce n’est que par l’âge) et de mourants. C’est même souhaitable non seulement pour l’entourage et son confort, mais encore pour les intéressés si la liberté qui rend la vie digne d’être vécue paraît pour eux hors d’atteinte. Mais que vaut cette liberté de bien-portants qui la perdront tôt ou tard pour n’être plus à leur tour que ce que le pape François appelle des « déchets » ?
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Cet attachement à une liberté précaire reste tributaire de l’optimisme scientiste de la fin du XIXe siècle : tout ce qui devient matériellement possible est forcément bon et le mal n’est que l’impuissance, si bien qu’il n’est plus besoin de morale — étant entendu que toute existence a une fin et qu’il n’y a pas lieu de gémir si l’on s’est fait plaisir tant qu’on pouvait. Or les avancées époustouflantes réalisées par les sciences et les techniques ont créé au moins autant de problèmes inédits et insurmontables qu’elles n’en ont résolu d’anciens en ouvrant des possibilités nouvelles. On le sait depuis la première guerre mondiale où les armements ont acquis une effroyable efficacité industrielle, et la menace du réchauffement climatique le confirme aujourd’hui. C’est le même « progrès » qui place tous les Vincent Lambert du monde dans une situation où il n’apporte pas d’autre issue que la mise au rebut et qui voudrait aujourd’hui envoyer à la casse tout ce qui fonctionne au pétrole pour y substituer l’électricité sans savoir comment la produire et la distribuer en quantités suffisantes et sans polluer.
Au-delà de l’hédonisme fataliste
Dans un tel contexte, la recherche d’une morale, requérant une vision de l’homme qui ne se limite pas à un mélange d’hédonisme et de fatalisme, ne serait pas du luxe. Il incombe aux chrétiens — et pas uniquement à la hiérarchie de l’Église — non seulement d’y participer mais encore d’y provoquer. Pourquoi pas en commençant par témoigner de la liberté qu’ils reçoivent avec la grâce de savoir que l’homme est fait pour bien plus que jouir puis mourir ?