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Aujourd’hui, Tintin serait-il encore reporter ?

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Jean Duchesne - publié le 15/01/19
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Le journaliste n’est plus un héros à l’heure des “réseaux sociaux”, mais les vertus de Tintin ne sont pas devenues inutiles.

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On vient de célébrer son anniversaire : Tintin est venu au monde il y a 90 ans, en janvier 1929, comme héros de bande dessinée dans Le Petit Vingtième, supplément hebdomadaire qui venait d’être crée pour les jeunes du journal catholique belge Le Vingtième Siècle, lequel avait été fondé en 1895 dans la dynamique “sociale” lancée en 1891 par Rerum novarum du pape Léon XIII. La carrière du personnage devenu mythique s’est achevée en 1983, avec la disparition d’Hergé, son créateur, qui était né en 1907 : il n’a pas eu le temps d’achever Tintin et l’Alph-Art, le vingt-quatrième volume des aventures du garçon à la houppette. Le projet en esquisses et croquis, qui sera publié tel quel en 1986, n’a pas dépassé la page 42 : un “méchant” s’apprête à liquider Tintin, mais on ne saura jamais comment celui-ci s’en serait forcément tiré, et personne n’a pu (ou n’aurait pu) prendre la suite d’Hergé.

L’aura du journaliste

Mais ce “père”-là n’a pas plus tué son “fils” qu’Abraham n’a immolé Isaac : les albums continuent d’être réimprimés, traduits, adaptés au cinéma. C’est même un lien intergénérationnel. Tintin résiste au perpétuel renouvellement des modes. Peut-être parce que, dans l’univers très reconnaissable mis en images par Hergé, il incarne une jeunesse sans âge, sans naïveté ni peur, et au grand cœur sans ambition de domination. Ce qui n’a plus la cote, ce n’est pas seulement ses pantalons de golf. C’est surtout la profession de reporter qu’il était censé avoir et qu’on ne le voit d’ailleurs exercer qu’exceptionnellement et à peine. À ses débuts, et avant de s’en passer plus tard1, Tintin empruntait l’aura de l’intrépide envoyé spécial qui enquête, découvre, révèle et dénonce toutes sortes de malfaisances, en incorruptible serviteur du public et de la vérité.



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Cette réputation est sérieusement écornée aujourd’hui, même s’il n’est pas douteux que la liberté de la presse est utile, voire indispensable à toutes les autres libertés. Il est symptomatique que les “Gilets jaunes” s’en prennent aussi aux journalistes et aux grands quotidiens de province dont ils perturbent la distribution. Les griefs ne sont pas si faciles à déterminer. Il est moins difficile, en revanche, de discerner quel nouveau système d’information est en train de concurrencer celui des professionnels et menace de le supplanter.

La presse débordée par les “réseaux sociaux”

Les médias sont en quelque sorte victimes de leur succès. Ils vendent des nouvelles. Mais la demande est telle qu’ils ne peuvent pas dénicher eux-mêmes celles qui intéressent le plus : ils relaient celles qui sont diffusées à leur intention par des agences dont ils sont les clients ou qu’un de leurs confrères a lancées, ainsi que des événements et déclarations conçus par leurs auteurs pour être ainsi répercutés afin précisément de trouver des échos. La valeur ajoutée à ces matériaux bruts (ou leur transformation industrielle) par l’organe de presse (ou plutôt de transmission) réside d’abord dans leur sélection dictée par les goûts des acheteurs habituels et/ou par un souci de formation (ou d’endoctrinement), ensuite dans les analyses et commentaires fournis soit par les spécialistes et éditorialistes de la maison, soit par “célébrités” culturelles qui exploitent et consolident là leur fonds de commerce.


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Cette activité de répercussion et d’amplification s’est développée au XXe siècle grâce à une série de percées technologiques. Sur l’écrit imprimé sont superposés l’image et le son : les photos en plus des dessins, puis les scènes filmées, tandis qu’arrivait la radio et qu’enfin la télévision réalisait une synthèse entre le visible qui s’impose comme réalité irrécusable et la parole qui raconte et interprète. Au XXIe siècle, internet et les “réseaux sociaux” subvertissent cette mécanique. Ces nouveaux moyens de communication privent en effet ceux dont c’est le métier du monopole ou du moins de la responsabilité déontologique du “relayage” et de la mise en perspective : chacun peut diffuser et rediffuser ce qu’il veut. Le critère de la validité et de la pertinence de l’information devient l’audience mesurable qu’elle trouve : tel texto ou telle vidéo a été retransmis des centaines de milliers de fois, et cela suffit.


CHRISTOPHE CASTANER
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Anarchie sans anarchistes

C’est le bouche-à-oreille porté à sa perfection en rapidité et efficacité. Mais seule demeure la mobilisation qui en résulte. Le message initial se brouille sous l’avalanche des “j’aime” et des partages qui se l’approprient en chaîne. Ainsi, les médias “classiques” n’arrivent pas à intégrer dans leur jeu un phénomène comme celui des “Gilets jaunes”, qui ne leur fournit pas de représentants tenant un discours argumenté et programmatique par-delà des réactions de rejet. Le gouvernement lance une grande consultation nationale pour que tout le monde puisse s’exprimer. Mais cela risque d’être trop organisé et centralisé. On peut dire qu’on a là une anarchie sans anarchistes, c’est-à-dire sans personne pour en faire un principe.



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Quand les commentateurs se perdent en sentencieuses conjectures, ce n’est pas le reporter qui peut découvrir sur le terrain où veulent finalement en venir ceux qui manifestent tous les samedis en suivant les consignes reçues sur leurs portables. Mais la liberté d’esprit de Tintin inspire de poser d’autres questions : si la France bat les records de redistribution de la richesse nationale, comment se fait-il que ça râle autant ? Une société peut-elle être régie par les sentiments qui se répandent dans les “réseaux sociaux” sans que personne ne soit responsable ?

Recours à Haddock

En attendant, l’arsenal d’insultes du capitaine Haddock offre de quoi viser aussi bien ceux qui défilent et cassent que ceux qui n’ont pas de problèmes de fin de mois : “Ravachols ! Pyromanes ! Vandales !” pour les premiers ; “Technocrates ! Satrapes ! Profiteurs !” pour les seconds.

1) S’il est envoyé spécial du Petit Vingtième dans Au Pays des Soviets, et semble encore journaliste au début de L’Oreille cassée, de L’étoile mystérieuse et d’Au pays de l’or noir, Tintin n’appartient manifestement plus à la corporation dans Le trésor Rackham le Rouge où la presse est critiquée, dans Les bijoux de la Castafiore où elle est manipulatrice, et dans Les Picaros où elle est manipulée.

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