Nos sociétés tendent à oublier pourquoi elles ont besoin d’enfants. Une Anglaise auteur de « polars » a montré ce qui arriverait s’il n’y en avait plus. Une projection cruelle et salutaire.Ce qui, depuis quelques siècles, permet le mieux de discerner ce qui est en jeu à une époque et en un lieu donné n’est sans doute pas l’histoire, la philosophie, la sociologie, la psychanalyse ni le journalisme, mais le roman. Ainsi, pour comprendre les ravages causés au XIXe siècle conjointement par le romantisme et la bourgeoisie voltairienne, il y a eu Madame Bovary (1856) de Flaubert. Pour le XXe siècle, il faut le reconnaître, ce sont des auteurs anglais qui éclairent le mieux la situation : Le meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley et 1984 (1949) de George Orwell.
Pas besoin de prêchi-prêcha
Jusqu’à la chute du communisme autour de 1990, c’est le chef-d’œuvre d’Orwell qui est apparu le plus pertinent pour comprendre le totalitarisme idéologique et y résister. Mais désormais, avec les menaces qui se précisent de manipulations de l’humain depuis sa « fabrication » jusqu’à sa liquidation pour péremption, c’est la science-fiction de Huxley qui révèle le mieux les risques que font courir à l’humanité les progrès technologiques désormais à sa disposition. Orwell et Huxley ne sont bien sûr pas les seuls. De même qu’avant Flaubert il y a Balzac et après Zola, il y a entre autres, au voisinage du Meilleur des mondes et de 1984, Le Seigneur des mouches (1954) de William Golding et Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury.
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Le procédé consiste à projeter dans l’avenir (ou sur une île imaginaire, comme saint Thomas More dans son Utopie à l’orée du XVIe siècle ou encore, un siècle plus tard, Jonathan Swift avec les aventures de Gulliver) certaines virtualités du moment pour faire ressortir les conséquences qu’aurait leur concrétisation. Pas besoin de prêchi-prêcha : les faits « parlent » d’eux-mêmes. Dans Le meilleur des mondes, le conditionnement méthodique des individus dès le stade embryonnaire en laboratoire, en vue d’un fonctionnement social efficace et harmonieux, est loin de les rendre tous heureux : aspirations, frustrations et angoisses ne disparaissent pas, mais n’ont les moyens ni culturels ni physiques de s’exprimer, jusqu’au recyclage des corps en engrais, sans douleur ni gaspillage.
Déjà pas mal de nos leaders…
En ce XXIe siècle déjà bien entamé où se profilent la légalisation de la PMA, de la GPA, de l’euthanasie et du suicide assisté, un autre roman anglais peut aider à réfléchir. L’auteur est une femme, P.D. James (1920-2014), connue surtout pour des romans policiers. Son héros-détective, Adam Dalgliesh, est veuf et poète publié. Sa créatrice a été considérée comme le successeur d’Agatha Christie et anoblie par la reine. Mais Dame Phyllis Dorothy, par ailleurs fidèle à ce qui reste d’authentiquement chrétien dans l’Église d’Angleterre, n’a pas été seulement, comme les meilleurs écrivains dans le genre du « polar », lucide sur les ressorts les mieux cachés de la psychologie humaine. Elle a aussi été sensible à l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident dans la seconde moitié du XXe siècle.
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Et elle a tenu à imaginer ce que donnerait le développement jusqu’à l’extrême d’un des phénomènes les plus préoccupants de nos sociétés, à savoir la baisse démographique qui découle d’une certaine répugnance à s’encombrer d’enfants qui handicaperaient des carrières professionnelles et/ou empêcheraient de jouir pleinement du présent. Il est déjà frappant que, pour diverses raisons, les chefs d’État ou de gouvernement français (Emmanuel Macron), allemand (Angela Merkel), britannique (Theresa May), écossais (Nicola Sturgeon), irlandais (Leo Varadkar), hollandais (Mark Rutte), luxembourgeois (Xavier Bettel) et suédois (Stefan Löfven) n’ont pas d’enfant, de même que Jean-Claude Juncker (président de la Commission européenne) et Jaroslaw Kaczynski (l’homme fort du parti au pouvoir en Pologne).
Un monde d’adolescents prolongés, sans enfants ni vieux
Dans son roman d’anticipation publié en 1992 (et où l’action est située en 2021), P.D. James généralise de façon radicale : sans que l’on sache pourquoi ni comment y remédier, il ne naît plus aucun enfant dans le monde. Alors on s’organise du mieux possible pour conserver un maximum de confort et de sécurité. Mais sous cette rationalité gestionnaire, qui n’est que le masque de l’impuissance, c’est l’horreur. L’Angleterre est sous la coupe d’un tyran, au nom du principe qui commande de privilégier les derniers à être nés, qui ne sont déjà plus si jeunes mais seront les derniers survivants. Du coup, on se débarrasse discrètement des plus vieux que l’on n’a plus les moyens de soigner ni même de nourrir, car les ressources dues au travail humain se raréfient.
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Et les moins vieux ne risquent guère de contester la dictature policière qui se prétend gardienne de l’humanisme : choyés, ils s’enfoncent dans une adolescence prolongée. Puisqu’il n’y a pas d’avenir, ils n’ont pas de responsabilités à prendre. Les filles trentenaires promènent des poupées dans des poussettes. Les garçons barbus et déjà presque chauves s’amusent à casser tout ce qui ne servira plus à personne. Tous se lassent vite du sexe déconnecté de la procréation et qui ne suffit pas à choisir de vivre avec un ou une autre. On rouvre des églises où il n’y a plus de culte, puisqu’il n’y a plus rien à espérer, pour célébrer futilement la naissance de chatons, puisque les animaux, eux, continuent de se reproduire. L’humanité ne croit plus à rien, hormis sa propre disparition. Même la Science ne la sauvera pas.
Résister aux « progrès » suicidaires
Le titre du roman est en anglais The Children of Men. La traduction française : Les Fils de l’homme, est un peu trompeuse. Elle fait penser à la façon dont le Christ se désigne lui-même dans les Évangiles. Il serait plus exact de dire : Les Enfants des hommes. Cela signifie que les êtres humains ne sont bientôt plus rien s’ils n’ont plus d’enfants, que c’est sans doute la seule chose qui leur soit nécessaire en ce monde et que ce doit — ou ce devrait — être la priorité de toute politique.
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L’histoire se termine sur une note inattendue d’espoir : soudain, une jeune femme appartenant à un groupuscule de rebelles à cette « normalité » sans horizon est enceinte… Ce n’est pas pour cela qu’il vaut la peine de découvrir — et de faire lire — cette fiction. Car elle montre pour notre XXIe siècle, à la suite du Meilleur des mondes, où mènent, si l’on n’y prend pas garde et si l’on n’y résiste pas, certaines des options que nos sociétés sont tentées d’accepter comme d’inévitables progrès.