Nous savons que Judas a trahi le Christ pour trente deniers, conduisant ce dernier à la Passion. Et, si plutôt que la pure et simple cupidité, l’apôtre avait trahi le Seigneur pour des raisons politiques ?
Une trahison étrange
Pourquoi Judas a-t-il trahi ? La question peut sembler accessoire et pourtant, à y regarder de plus près, la chose paraît étrange. Voilà un homme qui suit trois années un maître dont il fera partie du cercle intime, un maître à l’aura et au charisme peu commun et qui soudain livre ce maître à ses ennemis pour trente pièces d’argent : “Alors, l’un des Douze, nommé Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres et leur dit : “Que voulez-vous me donner, si je vous le livre ?” Ils lui remirent trente pièces d’argent.” (Matt 26, 14-15).
C’est d’autant plus étrange qu’à part cette somme, certes rondelette mais sans plus (l’équivalent d’un petit mois de salaire d’un simple ouvrier), il n’y avait aucun intérêt à faire tomber Jésus : pas de terres, de richesses ou de pouvoirs à récupérer… même pour quelqu’un de très cupide, le gain est plutôt maigre compte tenu du sacrifice consenti. Rappelons enfin qu’il était le trésorier du groupe, qu’il avait donc facilement le moyen de s’enrichir sans provoquer la mort de quiconque.
Satan était “entré en lui”
Une lecture attentive des Saintes Écritures nous en dit un peu plus sur le geste de Judas, mû par l’avarice, la rancœur et la convoitise :
Comme Jésus se trouvait à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, une femme s’approcha, portant un flacon d’albâtre contenant un parfum de grand prix. Elle le versa sur la tête de Jésus, qui était à table. Voyant cela, les disciples s’indignèrent en disant : « À quoi bon ce gaspillage ? On aurait pu, en effet, vendre ce parfum pour beaucoup d’argent, que l’on aurait donné à des pauvres. » (Matt 26, 6-9)
L’évangéliste Marc précise :
Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : « À quoi bon gaspiller ce parfum ? (Marc 14, 4)
Cet épisode relaté par les évangiles synoptiques (ceux dont la trame est presque identique, pouvant être lus ensemble, côte à côte, comme d’un seul coup d’œil) précède immédiatement la délation de Judas, quelques versets plus loin et dans le prolongement de l’acte accompli par la femme. Matthieu évoque “les” disciples. Marc réduit à “quelques uns”. En réalité, il faut lire : un disciple, Judas.
Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit alors : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum pour trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données à des pauvres ? » Il parla ainsi, non par souci des pauvres, mais parce que c’était un voleur : comme il tenait la bourse commune, il prenait ce que l’on y mettait. (Jean 12, 4-6)
C’est bien Judas qui “tenait la bourse commune” (Jean 13, 29) et ce qu’il perçoit comme une forme de complaisance de la part de Jésus devant l’acte insensé de cette femme qui brise “un flacon d’albâtre contenant un parfum de grand prix”, a suffi à le faire sortir de ses gonds ! À condition d’ignorer la rapine du félon, son intention pourrait presque paraître louable : “On aurait pu, en effet, vendre ce parfum pour beaucoup d’argent, que l’on aurait donné à des pauvres”. Mais “le diable [avait] déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer” (Jean 13, 02). Esclave de “l’argent malhonnête”, Judas était perdu :
Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. (Luc 16, 13)
Les sicaires, une secte nationaliste
Ce n’est là qu’une théorie parmi d’autre, mais une théorie étayée par un certains nombre d’indices concordants : l’apôtre aurait été un sicaire ou au moins un de leurs sympathisants, d’où l’épithète « Iscariote », qui serait une version sémitique de « Sicarios ». Les sicaires étaient une secte ou organisation juive de l’époque romaine qui militait pour l’indépendance politique de la Judée et le départ de l’occupant romain. Par « militer » il faut entendre par tous moyens, y compris l’assassinat de militaires romains, mais aussi, et c’est là que c’est intéressant, de Juifs jugés complices des Romains. Or, rappelons-nous que Jésus ne prétendait absolument pas remettre en cause cette présence romaine en Judée, son royaume n’étant « pas de ce monde », allant jusqu’à justifier le paiement de l’impôt à César ! ““Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César, l’empereur ?” Mais Jésus, percevant leur fourberie, leur dit : “montrez-moi une pièce d’argent. De qui porte-t-elle l’effigie et l’inscription ?” – “De César”, répondirent-ils. Il leur dit : “alors rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu”.” (Luc, 20, 22-25).
Judas aurait-il trouver dans sa trahison un moyen détourné d’assassiner Jésus, ne pouvant se résoudre à des moyens plus directs ? Peut-être.
Une mauvaise interprétation du message chrétien
Pour les Juifs, l’idée de libération de l’oppresseur païen est un élément fondateur de la religion, que ce soit par la sortie d’Égypte, la guerre des Maccabées contre les grecs ou l’Exil à Babylone. Pour eux, opprimer le peuple de Dieu est un sacrilège en plus d’être un acte de violence. Dès lors, voir une autorité religieuse très respectée, comme l’était le Christ, ordonner aux gens de « rendre à César ce qui est à César » a pu provoquer chez un Juif, et d’autant plus un sicaire, un véritable déchirement, une amère trahison !
Bien sûr, dans cette hypothèse, Judas aurait fort mal interprété les paroles de Notre Seigneur. Le Christ n’a jamais dit que les Juifs devaient se soumettre à César en toutes occasions, mais simplement que cette question ne faisait pas partie de son message. En effet, Il est venu pour libérer les hommes du péché, non pour les libérer des autres hommes où de toutes les sujétions que nous impose la vie terrestre au quotidien (travail, maladie, revers de fortune etc.).
L’explication d’un comportement absurde
Toujours est-il que cet insoluble dilemme dans lequel l’âme de Judas était empêtrée expliquerait son comportement erratique : livrer sur un coup de tête l’homme qu’il admire pour à peine un mois de salaire, retourner auprès de lui et festoyer comme si de rien n’était, le désigner aux soldats devant tous les autres apôtres en l’embrassant, puis finalement rendre l’argent et aller se pendre une fois la sentence exécutée. Ce que l’on voit, là, est un homme aux prises avec un trouble immense.
Le pire des crimes n’a pas toujours le pire des mobiles. Le Mal tente souvent l’homme par ce qu’il a en lui de meilleur : la piété filiale, le patriotisme, l’amour de Dieu même, parfois. Peut être devrions nous retenir cela du triste choix de Judas.
Jetant alors les pièces d’argent dans le Temple, il se retira et alla se pendre. Les grands prêtres ramassèrent l’argent et dirent : « Il n’est pas permis de le verser dans le trésor, puisque c’est le prix du sang. » Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cette somme le champ du potier pour y enterrer les étrangers.
Ensevelir les morts et, de surcroit, les morts étrangers. Judas a accompli bien malgré lui une œuvre – rédemptrice – de miséricorde. Une œuvre qui apparaît ici concrètement pour la première fois dans les Évangiles, avant que Joseph d’Arimathie et Nicodème n’emportent le corps de Jésus après la Passion, pour l’envelopper du linceul et le coucher dans un tombeau neuf.
Lire aussi :
Ce que Léonard de Vinci nous dit de Judas dans sa célèbre Cène
Pour en savoir plus :
– Simon Claude Mimouni, “La figure de Judas et les origines du christianisme : entre tradition et histoire quelques remarques et réflexions”, in The Gospel of Judas in Context : Proceedings of the First International Conference on the Gospel of judas, publié par Maddalena Scopello, éd. Brill, 2008, Danvers, USA, p. 136.
– Conférence de Jean-Michel Maldamé, dominicain à retrouver ici. (à partir de la page 8).