Snapchat, Instagram, Facebook… Des millions de selfies sont partagés tous les jours sur les réseaux sociaux. Mais que disent vraiment ces photos de nous ?
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Seuls ou entre amis, nous n’arrêtons pas de faire des selfies, n’importe quand et n’importe où. Mais sommes-nous vraiment conscients de la signification de ce geste, devenu presque banal ? Philosophe et psychanalyste, auteur de Je selfie donc je suis, Elsa Godart nous en fait le décryptage.
Loin de s’éteindre, la vague selfie semble s’amplifier… Comment la décrire ?
Elsa Godart : Le mot « selfie » est apparu en 2002 sur un forum en ligne australien. Mais son usage n’est devenu courant qu’en 2012, avant de rencontrer un succès planétaire fulgurant et de faire son apparition dans les dictionnaires. Dérivé du terme anglais self (« soi », et parfois « étant seul »), il désigne le fait de réaliser une photo de soi sur cet objet hybride – à la fois téléphone, écran, appareil photo et ordinateur. Du pape qui s’invite sur un selfie au sympathique selfie « sur mesure », en passant par l’accident (mortel) provoqué par la perche qui peut nous précipiter dans le vide par inattention, les selfies à risque pris aux sommets de tours gigantesques par Angela Nikolau, une jeune russe férue d’« urban climbing », ou les selfies en rafale que les jeunes postent sur Snapchat, le selfie fait parler de lui. Il ne cesse de se réinventer et de monter en puissance.
Le selfie est-il emblématique du « nouvel âge » numérique ?
Les nouvelles technologies bouleversent non seulement nos modes de communication, mais aussi nos comportements. Le sujet humain est en train de basculer dans un nouveau rapport à lui-même et au monde. Or le selfie posté sur les réseaux sociaux en attendant qu’il soit « liked » traduit à lui seul nombre de questionnements entraînés par la révolution numérique : qui suis-je étant transformé par le virtuel ? L’image est-elle (encore) un langage ? Puis-je entrer en lien avec les autres ?
En 2001, il s’est pris dans le monde 86 milliards de photographies, pour la plupart argentiques et développées sur papier. En 2012, il s’en est pris cent fois plus, pour la plupart numériques, jamais développées, mais mises en circulation sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter.) Quand j’ai commencé à travailler sur le selfie, je n’imaginais pas me trouver confrontée à autant de problématiques différentes. J’ai choisi d’aborder la question des métamorphoses du sujet, en philosophie et en psychanalyse.
Il a fallu des siècles pour que l’homme apprenne à dire « je ». Suffira-t-il de quelques années pour que ce « je » singulier se noie dans « l’égosphère » ambiante ?
Le selfie ne marque pas une rupture dans la perception de soi par rapport aux siècles passés, mais une métamorphose, stricto sensu un changement de forme. Il est le signe d’un individualisme exacerbé.
Petit cours de philosophie en accéléré si vous voulez bien. Chez les Grecs, il n’y a pas de subjectivité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de conscience de soi. Seul prévaut le citoyen dans son rapport à la cité. Les notions d’intériorité et d’introspection surviennent avec la chrétienté, notamment par la prière, qui est un dialogue intérieur avec Dieu. Le premier dans l’Histoire occidentale à dire « je » est saint Augustin dans les Confessions, bien qu’on reste dans un registre de communauté chrétienne. Au XIIe siècle, saint Bernard de Clairvaux, qui reprend le thème de la grâce et du libre-arbitre, marque une autre étape dans l’émergence du sujet, à la fois comme conscience de soi et comme possibilité de se déterminer avec ou sans Dieu. Au XVIIe siècle, Descartes, le père du subjectivisme, affirme : « Je pense donc je suis. » Nouveau saut dans le temps avec Husserl, qui précise la nécessaire médiation de l’autre dans le rapport à soi. Enfin, disons deux mots de la psychanalyse qui, avec l’inconscient, remet en question cette conception du « sujet conscient de lui-même ». Le « moi digital », issu de la révolution numérique est à mon sens la combinaison du moi conscient (Descartes) et du moi inconscient (Freud) auquel s’ajoute l’écran. Sans que, bien sûr, cette subjectivité « augmentée » ne remette en question ma réalité.
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L’homme connecté aux écrans, mais sans attache, n’est-il pas au final indéterminé et comme dépossédé de lui-même ?
Dépossédé de lui-même, je ne sais pas ! Mais il est clair que l’arrivée du smartphone est lourde de conséquences : réduction de l’espace-temps au bénéfice de l’immédiateté, effacement du discours rationnel au profit de l’image-éphémère. Cela rend difficile la capacité de plonger à l’intérieur de soi. L’introspection demande du temps, un temps qui n’est pas dédié à l’efficacité ni à la productivité. Le règne de l’éphémère et de l’évanescent ne facilite pas non plus la réappropriation de soi sous la forme d’un récit intérieur, d’une pensée construite, d’un questionnement philosophique, d’un soliloque. Avec le selfie, nos existences reposent essentiellement sur une image. Et à force de jouer à n’être que des représentations d’images, nous finissons par n’être plus que le sujet de nos représentations.
Le monde du virtuel est-il une fuite ou un moyen de se protéger pour les adolescents ? Leur permet-il un passage en douceur vers l’âge adulte, ou en est-il le frein ?
L’adolescence se caractérise par une forte quête identitaire (recherche de modèles, exploration de styles vestimentaires), alors que la mue physique est souvent vécue difficilement. Le selfie peut être une manière de jouer avec des images de soi, voire être un acte de résistance, d’affirmation d’une identité singulière, dans une société hyper normée, où on marche tous au même pas. Le virtuel peut être à la fois un support et un moyen de camouflage. En même temps, il crée de nouveaux conformismes, exerce une tyrannie des apparences.
L’omniprésence des écrans dans laquelle grandissent les enfants et les adolescents peut aussi entretenir un sentiment de toute-puissance et d’impunité. Les écrans n’apprennent ni le sens de l’effort, ni l’engagement dans la durée, ni la responsabilité. Nos gestes ne portent pas à conséquence sur Internet. Le néo-langage numérique est par ailleurs souvent réducteur. Les émoticônes ou les images balancées sur Snapchat ne rendent pas compte de l’ampleur et de la singularité des émois, du vécu, de la réflexion. Mais ce n’est pas là leur vocation. Les mots sont limités aussi, mais ils permettent une plus grande richesse d’expression… Faut-il ajouter que les réseaux sociaux ne permettent pas de (re)nouer de véritables relations ?
Vous parlez de « fragilité narcissique ». Les parents n’ont-ils pas une responsabilité dans ce processus en photographiant sans cesse leur progéniture ?
Les parents, bien souvent, lorsqu’ils prennent du temps pour photographier leur enfant, ne sont plus avec lui en direct. Ils sont cachés derrière l’appareil. L’enfant, très jeune, qui va se voir en photo, se retrouve prisonnier de l’écran et d’une image dont il n’a parfois pas encore conscience. Il devient un objet trophée à la gloire des parents.
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Encore une fois, il ne s’agit pas de condamner toutes les pratiques numériques, mais de les encadrer, et de nourrir une réflexion qui nous rende maître de la machine, anticipant éventuellement des conséquences auxquelles on n’aurait pas songé. Je prône une éducation au virtuel tant pour la génération « geek » que pour les plus âgés. Sachons nous donner des limites, sachons combiner une culture de l’écrit et de l’image. Agissons sans peur, avec prudence, justesse et mesure.
Propos recueillis par Diane Gautret