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Sans doute ne mesure-t-on d’ordinaire pas bien l’énormité de ce dont il est question pendant la Semaine sainte. La "culture générale" enseigne qu’on y rappelle les sept derniers jours de la vie de Jésus, depuis son entrée triomphale à Jérusalem (le dimanche dit des Rameaux) jusqu’à la découverte de son tombeau vide (le matin du dimanche suivant, baptisé de Pâques), en passant par l’institution d’un rite devenu la messe (le jeudi soir), et sa Passion (arrestation, condamnation et exécution, le vendredi). Le décalage est presque abyssal entre ces événements bien particuliers, dont l’impact n’a été à l’époque que fort limité, et leur retentissement apparemment interminable dans l’histoire (ou du moins cyclique dans le calendrier). Nul n’ignore que la réaction la plus commune, la plus polie et la moins risquée face à quelque chose qu’on ne s’explique pas est de faire comme si on n’avait rien entendu.
Passion et Résurrection : deux scandales symétriques
À première vue, ce qui s’est passé pendant cette semaine il y a 2000 ans est contradictoire. D’un côté, l’échec du rabbi de Nazareth n’était pas imprévisible et il n’est pas si exceptionnel. D’autres gêneurs décrétés subversifs ont été hideusement suppliciés en public (ce qui était relativement banal à l’époque). Et d’autres prédicateurs et thaumaturges de ce temps-là (par exemple Apollonios de Tyane) ont eu leur petit succès. Mais par ailleurs, le dénouement (la Résurrection) est à la fois inattendu (même de proches comme la Madeleine : Jn 20, 14-17) et incroyable : les sages athéniens de l’Aréopage le font crûment savoir à saint Paul (Ac 17, 31-32), et ils ne sont même pas les premiers, car avant eux il y a eu saint Thomas (Jn 20, 24-28).
C’est bien entendu cette victoire sur la mort (cf. 1 Co 15, 55) qui fait de toute l’affaire un scandale peut-être encore plus inconvenant que n’est insoutenable la cruauté des sévices, de la flagellation et de la crucifixion résultant de trahisons, de lâchetés et d’acharnements de haine. Car l’innocent torturé à mort qui surgit de son sépulcre n’en sort pas, comme Lazare, enveloppé de bandelettes et le visage couvert d’un suaire, de sorte qu’il faut encore le délivrer (Jn 11, 44). Mais Simon-Pierre, après Jean, voit les bandelettes à terre et le suaire proprement roulé dans un coin (Jn 20, 3-7), sans qu’aucune intervention humaine soit nécessaire ni qu’il s’agisse donc de la réanimation d’un cadavre. Jésus s’avère ici pleinement, sans cesser d’être un homme, ce qu’il a effrontément (et à ses dépens) déclaré être : l’égal de Dieu, son Fils (Jn 10, 30 ; 14, 10).
Le Christ non conforme au dieu du déisme
Cette révélation force à réviser radicalement l’idée spontanée qu’on a de "Dieu". C’est en effet le nom donné à l’Être suprême, tout-puissant, omniscient, etc., de qui tout est censé tenir son existence. Or ce n’est là que le dieu (qui ne mérite pas tout à fait la majuscule) de spéculations humaines : un concept à peine esquissé dans l’Antiquité (avec le monothéisme du pharaon Akhenaton au XIVe siècle avant notre ère, puis chez Platon et Aristote). En fait, la pensée philosophique ultérieure s’est appliquée à systématiser la découverte progressive du Dieu unique, personnel et transcendant qui, sans du tout y être obligé, se découvre au peuple hébreu dans une alliance visant à permettre à l’humanité de jouir en plénitude d’une liberté semblable à la sienne, qu’il lui a offerte et qu’elle a rendue vaine en la détournant en égoïsme.
Mais le Dieu que se révèle être Jésus de Nazareth est loin de se conformer à l’insaisissable potentat imaginé par le déisme : produit intellectuel non crucifiable qui n’a plus besoin de la tradition dont il a été tiré. Si l’on prie la déité ainsi concoctée, il n’y a que deux demandes possibles : ou bien qu’elle demeure benoîtement cloîtrée dans son "ciel" déconnecté de ce monde et laisse les gens se débrouiller ; ou bien que sa bienveillante omnipotence les délivre de tout désagrément et précède leurs désirs. Or le seul vrai Dieu n’est pas indifférent, et il n’impose rien. Il s’expose plutôt — littéralement et dans toutes les acceptions du terme.
Le Verbe s’expose
Cela veut d’abord dire qu’il n’est pas enfermé dans une abstraction sans mouvement ni vie. Son autorévélation conduira à la découverte de l’interactivité en lui du Père, du Fils et de l’Esprit. En attendant, il s’extériorise déjà par son Verbe créateur : "Dieu dit… (Gn 1, 3…). Son œuvre, si prodigieuse qu’elle soit, ne saurait le contenir, mais il ne s’y cache pas. Ce sont à l’inverse les humains, tentés par l’autonomie, qui préfèrent échapper à son regard (Gn 3, 8-9). Or il ne les abandonne pas. Déjà il protège (sans pour autant l’exonérer) Caïn, assassin de son frère (Gn 4, 15). Il parle ensuite à Noé, puis aux patriarches, à Moïse et aux prophètes… Sa Parole transcrite se transmet ; elle s’objective en quelque sorte et ne reste pas sans effets.
Il s’expose ainsi au sens où il s’exprime et dévoile, comme lui seul le peut, son dessein tout en l’accomplissant. Cette dynamique culmine lorsque son Verbe, son Fils (Jn 1, 18), prend chair en la Vierge Marie (Lc 1, 31). Dès lors, de même que la Parole de Dieu peut être ignorée, méprisée, déformée, de même dans l’ordre corporel le Verbe "fait chair" s’expose sans défense, consciemment et librement, non seulement aux incompréhensions mais encore à l’hostilité et aux agressions physiques où la rage pousse à avilir plus encore qu’à détruire.
L’offrande reproductible et imitable
C’est ce qui transparaît dès la naissance de Jésus dans le dénuement de la crèche (Lc 2,7) et dans la cruauté de Hérode, qui oblige Joseph et Marie à emmener l’enfant en Égypte et fait massacrer tous les bébés de Bethléem (Mt 2, 13-16). Cette violence atteint son paroxysme le Vendredi saint. On pourrait dire que la brutalité et la férocité du rejet se proportionnent quasi mécaniquement à l’intensité et la radicalités concrètes et même personnalisées de la manifestation au sein du créé temporel, spatial et tangible. Mais ce déchaînement demeure vain.
Ce qui le vérifie n’est pas uniquement la Résurrection du Christ car, déjà par hypothèse, "rien n’est impossible à Dieu" (Lc 1, 37 ; 18, 27). Mais c’est surtout que Jésus, à la veille de sa mort, a rendu reproductible et imitable son exposition totale et décisive de lui-même, en une offrande sacrificielle qui rend futile le sacrilège le plus appliqué : il donne de faire d’un peu de pain et de vin son Corps à manger et son Sang à boire, afin que ceux qui sont ainsi nourris reçoivent assez de la force déconcertante mais irrésistible qui le motive pour arriver, en paroles et en actes, à s’exposer eux-mêmes à sa suite en "hosties agréées par Dieu" (Rm 12, 1).
Dans le concret le plus cru du monde orphelin
Le défi à relever est que cette force n’exerce aucune contrainte. Elle consiste plutôt à se livrer entièrement, sans rien garder tout en ne perdant rien, et au contraire en s’épanouissant, c’est-à-dire sans rester dans une abstraction inanimée, mais en s’inscrivant une dynamique de don de soi qui suscite la réciprocité et l’échange avec d’autres encore, dans un jeu relationnel constituant des personnes. Tel est (si l’on ose dire) le secret de Dieu, qui finit par se laisser entrevoir dans la Trinité. C’est aussi ce qui transparaît quand Jésus lave les pieds de ses disciples (Jn 13, 3-17) : c’est parce qu’il s’abaisse qu’il est le Seigneur (Ph 2, 6-11).
Reste à saisir que les événements de la Semaine sainte, malgré les scandales symétriques de la Passion et de la Résurrection, ne modifient rien à ce que vit éternellement le Christ, dans l’offrande de lui-même et la participation au dessein de son Père. La particularité (qui n’est pas une différence) est ici que, dans le concret le plus cru du monde orphelin, dans la déchéance éprouvée "jusqu’au bout" (Jn 13, 1), jusqu’aux enfers le samedi saint, il réalise ce qu’il ne cesse d’être et rend possible d’être associé et même incorporé à lui, le Fils. Il ne s’agit pas de commémorer ces journées, mais d’en célébrer le mémorial, autrement dit de les actualiser avec tous leurs effets. C’est ce qui est à faire chaque année, tant que dure le temps cyclique jusqu’au Jour dernier, mais aussi chaque dimanche et même — au moins en esprit — quotidiennement.