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L’office de la Croix du Vendredi saint n’est pas une messe. Nous sommes bien rassemblés dans l’église, mais celle-ci est dépouillée de tout ce qui sert à l’eucharistie. Après la longue lecture de la Passion et la vénération de la croix, la communion est donnée, mais avec les hosties conservées de la messe de la Cène, célébrée la veille. Le prêtre ne conserve pas le calice, avec le Sang du Christ : c’est le seul jour de l’année où il ne le boit pas. Il s’associe ainsi au Christ qui, après avoir annoncé qu’il ne boirait plus le fruit de la vigne ici-bas, était allé au-devant de "la coupe qui lui avait donnée le Père"… C’est en pensant au vin de la dernière Cène, à défaut de le goûter, que nous vivons la communion de ce Vendredi saint.
Le goût de la mort
Ce fameux vin de la dernière Cène, contrairement à ce que j’ai longtemps cru, n’avait probablement rien d’un grand cru. Sans doute était-ce ce que les Romains appelait de la posca, le vin des soldats et de la plèbe, qui était en réalité un étrange cocktail : on récupérait du vieux vin qui avait tourné, devenu presque du vinaigre, et on y ajoutait du miel, des herbes et des épices. Le résultat en était une sorte de sirop de vin, à la fois sucré et acide, trop écœurant pour être consommé pur, qu’il fallait allonger avec de l’eau pour pouvoir le boire. Bien préparé, cela devait être à peu près buvable, et on peut imaginer que c’est une coupe de posca que Jésus a prise dans ses mains, en disant : "Ceci est mon sang, versé pour vous et pour la multitude…" Sur la croix, quand à la fin de son agonie il crie qu’il a soif, c’est en revanche la pire des poscæ qu’on lui donne à boire, sur une éponge : une posca sans miel, ni herbes, ni épices, qui n’a le goût que du vinaigre, le goût de la mort (Jn 19, 29).
Comme cette eau se même au vin
L’eucharistie a été, dès l’origine, célébrée avec de la posca, qu’il fallait au cours de l’offertoire couper d’eau. Le vin a fini par s’améliorer, mais la tradition a conservé l’usage de verser une goutte d’eau dans le calice, en priant à voix basse : "Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité." Dans le rite lyonnais, qui plonge ses racines dans le haut Moyen Âge, il y a une prière spécifique pour ce geste, une prière différente de celle du rite romain. Le prêtre dit : "Du côté ouvert de Notre-Seigneur Jésus-Christ ont jailli le sang et l’eau, pour la rédemption du monde […]. Jean l’évangéliste a vu, et il rend témoignage, et nous savons que son témoignage est vrai."
En Jésus, Dieu s’est mêlé à nous comme l’eau pure à la posca, dans toute notre vie, jusque dans ses extrémités, jusque dans notre souffrance et dans notre mort.
Saisissante association : sur la croix, le disciple bien-aimé voit les soldats percer d’un coup de lance le flanc de Jésus, et l’eau et le sang qui en coulent (cf. Jn 19, 34) réalisent ce qu’il avait promis pendant le repas de la veille, quand il a dû verser de l’eau dans la posca. En Jésus, Dieu s’est mêlé à nous comme l’eau pure à la posca, dans toute notre vie, jusque dans ses extrémités, jusque dans notre souffrance et dans notre mort, afin que nous entrions à notre tour dans la sienne.
Le vin nouveau
La coupe du Jeudi saint est donc la dernière posca de Jésus, et le prochain vin dont il parle est un vin nouveau, comme celui qui vient d’être pressé, et qui a encore un goût de jus de raisin, qui fermente et qui pétille. Dans le Beaujolais, ce vin doux qui monte facilement à la tête, s’appelle le Paradis. Je me prends à penser que, lorsque Jésus offre au Bon Larron le Paradis "aujourd’hui, avec lui", il ne lui donne pas seulement la vie bienheureuse éternelle, il lui donne aussi ce vin de joie, ce vin nouveau, rouge comme le sang, comme l’Esprit saint. En ce grand Vendredi où tout est accompli, présentons au Seigneur la posca de notre vie quotidienne, et demandons-lui de nous servir un jour lui-même le paradis, au Paradis.