Mis en scène dans de nombreux films, décrits dans plusieurs ouvrages avec force de détails, les exorcismes occupent une place bien particulière dans l’imaginaire collectif. Volontiers exagérés et dénaturés pour en faire un phénomène "à sensation", ils n’en demeurent pas moins l’une des missions confiées par le Christ à ses disciples. "C’est une constante dans la vie des grands saints qu’ils ont été soumis à des attaques démoniaques et à des tentations. Jésus lui-même, au début de sa mission, a connu les tentations du diable", explique à Aleteia Yves Chiron, auteur de l’ouvrage Exorcistes, vingt siècles de lutte contre le diable. "Il est logique que ses disciples subissent les assauts de l’Ennemi, le mal ne voulant pas que le bien s’accomplisse."
Et l’historien de rappeler que le Notre Père contient ainsi la demande : "Ne nous laisse pas succomber à la tentation", c’est-à-dire "Aide-nous à lutter contre le diable, à ne pas nous laisser prendre à ses fausses séductions". "L’Église, dès l’origine, a institué le ministère d’exorcisme (du latin exorcizare, "chasser") pour combattre la présence et l’action du diable."
Aleteia : Pourquoi l'exorcisme et la figure de l’exorciste fascinent-ils autant ?
Yves Chiron : Il y a un paradoxe. Il y a aujourd’hui une large fascination pour le diable et les exorcistes qui se traduit par le succès de certains films. De façon plus générale on observe un attrait pour le satanisme et la sorcellerie, notamment chez les jeunes, et qui s’exprime dans des ouvrages apparemment anodins ou des groupes musicaux rock qui se revendiquent du satanisme. Dans le même temps, il y a une très large méconnaissance de l’enseignement de l’Église sur le diable, sur son action et sur les moyens de le combattre. "C’est à peine si on ose aujourd’hui en parler, il règne sur la question du démon une sorte de conspiration du silence", notait déjà il y a plus de cinquante ans le cardinal Garrone. Depuis plusieurs décennies, le diable et l’enfer font très rarement l’objet de prédications lors la messe. Dans la formation même des prêtres, c’est un enseignement qui a été longtemps négligé. En 1999, Mgr Dubost, alors évêque aux Armées, en convenait : "Je fais partie d’une génération qui n’a pas beaucoup reçu d’enseignement sur le Malin et qui, sans doute, n’en a pas beaucoup donné."
On peut dire que cette mission dans l’Église n’a pas cessé, même si au fil du temps elle a été réservée à des prêtres nommés par l’évêque.
Vous rappelez que l’exorcisme est bien l’un des pouvoirs donnés par le Christ à ses apôtres. Cette mission, les apôtres et leurs successeurs l’ont-ils toujours accomplie en en faisant une priorité ?
On peut dire que le Christ a été le premier exorciste. Les Évangiles nous disent que Jésus, dans sa mission terrestre, a délivré "beaucoup de démoniaques" (Mt 8, 16), a chassé "beaucoup de démons" (Mc 1, 32-34) ; a fait sortir "un grand nombre de démons qui vociféraient" (Lc 4, 41) . En Galilée, on lui présentait "tous les malades atteints de divers maux et tourments, des démoniaques, des lunatiques [épileptiques], des paralytiques, et il les guérit" (Mt 4, 24). Les Évangiles nous rapportent plusieurs épisodes très circonstanciés où le Christ délivre des possédés. Le Christ a donné à ses apôtres le pouvoir de chasser les démons. Dès qu’il a choisi douze apôtres dans la foule qui le suivait, c’est une des deux missions qu’il leur a confiées : "Il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu’il voulait. Ils vinrent à lui, et il en institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec pouvoir de chasser les démons" (Mc 3, 15). L’Évangile selon saint Matthieu est plus précis : "Jésus leur donna pouvoir sur les esprits impurs, de façon à les expulser et à guérir toute maladie et toute langueur" (Mt 10, 1). On peut dire que cette mission dans l’Église n’a pas cessé, même si au fil du temps elle a été réservée à des prêtres nommés par l’évêque.
Vous revenez dans cet ouvrage sur vingt siècles de lutte contre le diable... Quelle(s) forme(s) cette lutte a-t-elle prise ? Comment a-t-elle évolué au fil des siècles ?
On se rend compte que, au cours des siècles, le diable agit toujours de la même manière, mais à des niveaux différents. Il y a d’abord la simple tentation : l’incitation au péché que connaissent tous les hommes, pour "les détourner de la loi de Dieu", disait Jean Paul II (13 août 1986). Le diable n’impose pas faire le mal, mais essaie de persuader que ce n’est pas mal. La tentation est l’action ordinaire du diable. Il y a aussi ses actions extraordinaires, plus rares. D’abord l’infestation des lieux ou des objets, c’est-à-dire une présence invisible mais maléfique du démon. Il y a aussi la vexation, qui est une attaque extérieure du démon contre les personnes, et qui peut se manifester sous différentes apparences : un animal, une personne connue, une femme, etc. Il y a ensuite l’obsession, qui est encore un assaut externe du démon. Mais c’est une idée fixe d’ordre intellectuel ou psychologique, contre Dieu, sa loi, la foi. Le diable agit sur l’imagination, la mémoire ou la sensibilité de la personne.
La forme la plus élevée, c’est-à-dire la plus grave, de l’action du démon est la possession.
La forme la plus élevée, c’est-à-dire la plus grave, de l’action du démon est la possession. Cette fois, c’est une intrusion, une action interne du démon qui agit sur le corps humain. Extérieurement, cette possession peut se traduire par des actes désordonnés, des contorsions du corps, des paroles blasphématoires, mais aussi des troubles physiques ou psychiques, ou encore des maladies.
Parmi les nombreux exemples que vous citez, certains méritent-ils d’être plus particulièrement (re)mis en lumière aujourd'hui ? Pourquoi ?
J’ai retenu dix figures d’exorcistes, des premiers siècles de l’histoire de l’Église jusqu’à aujourd’hui. Au IIIe siècle, saint Antoine le fondateur du monachisme en Égypte et saint Hilarion de Gaza le fondateur du monachisme en Palestine sont des figures impressionnantes qui doivent défendre la vie de prière et d’austérité qu’ils mènent contre les assauts du démon et qui délivrent les possédés qu’on leur amène. Saint Martin, l’évangélisateur de la Gaule au IVe siècle, fut un grand prédicateur, un thaumaturge et pratiqua de nombreux exorcismes comme saint Bernard au XIIe siècle. Sainte Hildegarde de Bingen, au XIIe siècle aussi, n’exerça pas de manière habituelle un ministère d’exorcisme, réservé aux prêtres. Mais parmi les miracles qu’elle accomplit, il y a six délivrances de possédés et la prière qu’elle a composée pour délivrer le premier est considéré comme un des plus anciens formulaires d’exorcisme qui nous soit parvenu. J’évoque d’autres exorcistes, moins connus, dont l’activité et les pratiques ont constitué un moment significatif de l’histoire de l’exorcisme à travers les siècles : le dominicain allemand Henri Institoris au XVe siècle qui fut inquisiteur engagé dans la lutte contre les sorcières, le franciscain italien Girolamo Menghi, qui a publié au XVIe siècle plusieurs manuels d’exorcismes très répandus. ll y a également le capucin italien Matteo d’Agnone, mort en 1616 et dont le procès de béatification est en cours, le père Surin, jésuite, protagoniste de la célèbre affaire des "Diables de Loudun" au XVIIe siècle et qui fut aussi un grand auteur mystique ou encore l’abbé Gassner, mort en 1779, connu pour ses très nombreux exorcismes en Autriche et en Allemagne et qui fut aussi un guérisseur. Plus récemment le père Amorth enfin, mort en 2016, est sans doute le plus célèbre des exorcistes contemporains, qui a écrit de nombreux livres sur son expérience et qui a inspiré plusieurs films et documentaires.
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