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L’impossible conciliation entre poésie et pétition

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Sylvain Tesson.

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Henri Quantin - publié le 24/01/24
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Une pétition dénonce la nomination de Sylvain Tesson, "icône réactionnaire", comme parrain du Printemps des poètes. Pour l’écrivain Henri Quantin, la vraie littérature ne s’est jamais complu dans les manichéismes militants, et la pratique de la pétition est bien peu conciliable avec l’amour de la poésie.

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Mesure-t-on la légitimité d’une lutte au nombre de signatures recueillies par une pétition? L’importance d’une cause est-elle au contraire inversement proportionnelle à la longueur de la liste d’indignés qu’elle suscite ? On se souvient de la satire des Inconnus : pour le poète prisonnier des geôles chiliennes, deux signatures, dont celle du poète ; pour les habitants de l’immeuble du Champ-de-Mars qui reçoit mal la cinquième et la sixième chaînes, trois mille signatures. Le rapprochement est tentant avec la pétition qui dénonce la nomination de Sylvain Tesson, "icône réactionnaire", comme parrain du Printemps des poètes. Certains médias complaisants parlent de mille deux cents "personnalités", mais celui qui ignorait jusqu’à l’existence des quatre qui sont indiquées en tête d’affiche peut avoir des doutes sur la célébrité des mille cent quatre-vingt seize autres. Dire mille deux cents "personnes" liées de près ou de loin à la culture serait sans doute plus juste, mais l’essentiel n’est pas là.

"Contre le Pape et les poux"

Le présupposé des signataires tient tout entier dans un syllogisme simple : la poésie est pour la liberté ; or, la liberté est de gauche ; donc, la poésie ne peut être que de gauche. Si on ajoute que tout ce qui n’est pas de gauche est d’extrême-droite, le verdict est sans appel : poète ou réactionnaire, il faut choisir ! Tesson, démission ! Des voix lucides ont rappelé que cela excluait Baudelaire du domaine poétique. Disciple du contrerévolutionnaire Joseph de Maistre, Baudelaire condamnait les Lumières et la démocratie, tout en riant de la naïveté progressiste de ceux qui nient l’existence du Diable et le péché originel. Victor Hugo eut beau tenter de minimiser leurs différences, Baudelaire reste foncièrement un génie poétique antimoderne. Au passage, les pétitionnaires anti-Tesson peuvent-ils citer un seul grand auteur "réactionnaire" qui ait gâché un de ses poèmes par militantisme politique ? Pour les poètes de gauche, en revanche, quelques propositions sont possibles, à commencer par le fameux poème d’Aragon chantant la police politique soviétique : "Vive le Guépéou figure dialectique de l’héroïsme. [...] Vive le Guépéou contre le pape et les poux" — (il n’y a là, hélas, aucun second degré, chose il est vrai peu compatible avec le stalinisme euphorique).

La poésie sans œillères

Au-delà du jeu toujours un peu bêtement mimétique de l’attaque du camp politique adverse, les pétitionnaires gagneraient à découvrir que la littérature n’a que faire des manichéismes militants. Ils pourraient par exemple se pencher sur le cas de Théophile Gautier, auquel Baudelaire dédia ses Fleurs du Mal. Gautier témoigne qu’un poète peut rejeter les idées de gauche de son temps non par complicité avec "l’extrême droite" — qui commence désormais avec Emmanuel Macron —, mais par simple dégoût de la bêtise de son époque. "Avec ce siècle infâme, il est temps que l’on rompe", écrivit très tôt Gautier. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec un positionnement idéologique, mais c’est très instructif pour celui qui lit la poésie sans œillères. 

Sylvain Tesson fût-il réactionnaire, cela ne l’empêcherait donc en rien de parrainer le Printemps des poètes. Deux choses sont en revanche plus difficilement conciliables : la pratique de la pétition et l’amour de la poésie. D’un côté, la simplification partisane, l’usage du langage pour obtenir satisfaction ou réclamer des têtes, la bonne conscience sans questionnement, l’écriture réduite à l’efficacité immédiate d’une mise au pilori, les mots pour sommer l’autre de se soumettre à une volonté décrétée souveraine, parce qu’on est plusieurs et qu’on pense tous pareil. De l’autre, la crainte perpétuelle d’une parole qui se fige, le tremblement de l’incertitude face à l’épaisseur du monde, la suspension de la mainmise sur un réel qui échappe toujours, l’hésitation solitaire et toujours recommencée devant l’angoisse du déjà-écrit.

Jouer avec les lettres

Le poète, signalait le peu réactionnaire Sartre, est celui qui refuse d’abord d’utiliser le langage comme un simple outil. Il préfère jouer avec les lettres, prendre conscience de leur épaisseur visuelle et sonore, imaginer les couleurs des voyelles et donner du sens au blanc qui précède et suit chaque mot. Le Printemps des poètes, en proposant la plupart du temps pour thème un mot unique ("L’ardeur", "le désir", "l’éphémère"...), suggère bien la richesse infinie de quelques lettres dans un certain ordre assemblées. En 2023, le thème était "Frontières". En 2024, c’est "la grâce". Je ne sais si les poèmes admirés l’an dernier par les mille deux cents "personnalités" de gauche vantaient tous un monde sans frontières, mais il est certain que la pétition contre Sylvain Tesson, si elle est entendue, nous promet pour 2024 des poèmes sans grâce.

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