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Il y a quelque chose de rassurant à voir comment, en France, à propos de l’école, les vieux réflexes fonctionnent efficacement. Il aura suffi d’une nomination ministérielle, d’un média justicier, d’une question journalistique, d’une réponse décomplexée, d’une rectification cinglante et d’excuses contournées pour que le monde politico-syndicalo-médiatique se délecte d’une polémique auto-entretenue.
Le droit de choisir son école
Il y a donc un principe non écrit dans la France contemporaine : un ou une ministre de l’Éducation nationale doit scolariser ses enfants dans des établissements publics. Comme si l’enseignement dit privé n’était pas massivement sous contrat d’association avec l’État, chargé d’une sorte de délégation de service public. Comme si le ou la ministre de l’Éducation nationale n’était pas en charge de toutes les activités d’enseignement, même celles n’ayant pas signé de contrat d’association, et que la nature des établissements dans lesquels sont scolarisés ses enfants est donc sans importance. À croire que d’aucuns ont régulièrement besoin de se rassurer en réaffirmant haut et fort une identité qui s’est largement délitée depuis que la loi Debré, en 1959, a peu ou prou réglé de facto et de jure la "querelle scolaire" — entre l’enseignement public et les écoles catholiques.
La fin des Trente Glorieuse et les mutations économiques liées à la mondialisation ont accentué la volonté de préservation des positions acquises ou héritées.
Délitement, oui, car la loi Debré a eu un effet fort inattendu : elle a permis aux parents de devenir stratèges et tacticiens de la scolarisation de leurs enfants. L’unification des programmes et la reconnaissance par l’État de la qualité de l’enseignement prodigué dans les établissements privés leur permet de choisir les écoles, collèges et lycées en fonction de leur localisation, de leurs formations, de leurs résultats, de leurs débouchés, de l’environnement socio-économique, du ressenti de leurs enfants, des accidents de scolarité… Il y a donc des changements d’établissement récurrents, des passages du privé au public et vice-versa. Résultat : si l’enseignement sous contrat d’association représente un peu moins de 20 % des élèves du primaire et du secondaire, les itinéraires scolaires font qu’environ 50 % des élèves y font un séjour plus ou moins prolongé au cours de leur scolarité.
Les effets du collège unique
Cette espèce de consumérisme parental se retrouve d’ailleurs aussi dans l’enseignement public, le choix des options, la déclaration de fausses adresses, les déménagements ou l’obtention de dérogations pour des raisons plus ou moins justifiées permettant d’intégrer un établissement désiré ou désirable. Les plus efficaces à ce jeu sont ceux qui disposent des habitus leur donnant une maîtrise des fonctionnements sociaux et des relations facilitant l’obtention des informations pertinentes. Faut-il alors s’étonner que les établissements sous contrats ou les grands établissements de centre-ville concentrent les catégories socio-professionnelles moyennes et supérieures ? Non, surtout si l’on replace ces évolutions dans une perspective historique.
L’élévation du niveau social moyen des élèves des établissements privés depuis le début des années 1960 doit ainsi beaucoup aux volontés parentales.
La fin des Trente Glorieuse, qui a porté un coup aux possibilités d’ascension sociale, et les mutations économiques liées à la mondialisation, qui ont favorisé la circulation de tous les capitaux (financiers, humains) au profit de ceux qui en disposaient ou s’en dotaient, ont accentué la volonté de préservation des positions acquises ou héritées. Elles ont rencontré l’instauration du collège unique qui entendait entériner les effets sociaux de la croissance depuis les années 1950 en unifiant la formation scolaire pour favoriser la mobilité sociale. Puisque ce collège unifié suscitait des difficultés pédagogiques que l’État n’a pas été capable de régler, et qu’il faisait entrer dans les établissements scolaires les difficultés de toute la société, les couches supérieures des classes moyennes et la bourgeoisie se sont lancées dans une nouvelle forme de distinction scolaire au service de la distinction sociale. Elles ont sélectionné leurs établissements pour garantir, renforcer ou améliorer leurs positions sociales. L’enseignement privé en a notamment été l’instrument, avec les établissements publics réputés. L’élévation du niveau social moyen des élèves des établissements privés depuis le début des années 1960 doit ainsi beaucoup aux volontés parentales.
Jeux de rôles
Si l’on peut trouver la chose normale pour des classes moyennes et une bourgeoisie conservatrice, on peut s’en étonner lorsqu’il s’agit de progressistes sociaux et culturels, qu’il s’agisse d’une petite bourgeoisie intellectuelle (enseignants, monde des médias et de la culture), de fonctionnaires des catégories supérieures, de cadres moyens et supérieurs, etc. Mais le militantisme ou les convictions cèdent facilement, quoi qu’on en dise, face à la volonté de se perpétuer socialement dans ses enfants, face à l’investissement affectif dans la réussite de sa progéniture. On aurait ainsi sans doute peu de surprises si, par aventure, un ou une ministre de l’Éducation nationale, pour se défendre face à des attaques sur la scolarisation de ses enfants, publiait ou laissait fuiter le nom des responsables politiques de tous niveaux ou des autorités médiatiques quelles qu’elles soient qui scolarisent ou ont scolarisé leurs enfants dans des établissements privés — on peut d’ailleurs s’étonner que la chose n’ait pas encore été faite… On trouverait facilement les noms de ceux qui poussent des cris d’orfraie et en appellent à l’exigence républicaine.
Faudrait-il alors parler d’hypocrisie ? Plutôt que de faire de la morale, on parlera de "jeux de rôles" : les politiques, les syndicats et les médias "performent" leurs convictions en fonction des sujets, de leurs positionnements idéologiques et du contexte. Alexis de Tocqueville l’avait déjà observé (Souvenirs, 2e partie, ch. III) : "[Les hommes de parti] possèdent […] la faculté précieuse et même quelquefois nécessaire en politique, de se créer des convictions passagères suivant leurs passions et leurs intérêts du moment, et ils arrivent ainsi à faire assez honnêtement des choses assez peu honnêtes." Nihil nove sub sole, donc. Et puisqu’il s’agit d’un phénomène structurel de la vie politique (voire de la vie sociale), on peut donc avancer que cette polémique n’est pas la dernière. Pour une fois que l’histoire permet la prédiction, je ne vais pas m’en priver.