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Parmi les innombrables catastrophes plus ou moins dévastatrices dont le spectre s’agite dans nos paysages, il y a les inégalités économiques, qui peuvent menacer les équilibres sociaux, et même la survie de notre civilisation. Si en effet les écarts s’accentuent entre non pas riches et pauvres, mais les très riches, qui auront les moyens de traverser la plupart des crises, et tous les autres, au contraire vulnérables aux mutations et dysfonctionnements de toutes sortes, les solidarités élémentaires peuvent être érodées par des affrontements, voire des violences. Mais est-il si sûr qu’entre une infime minorité de nantis et le reste de la population, le fossé se creuse au point de requérir des remèdes radicaux (taxation confiscatoire et redistribution), sous peine d’une inexorable régression dans un chaos préhistorique ?
L’économie en bande dessinée
L’avocat le mieux connu des corrections énergiques à ce que, déjà dans l’Antiquité grecque, on appelait la ploutocratie (pouvoir discrétionnaire des riches sous un vernis démocratique) est l’économiste français Thomas Piketty. Son livre Le Capital au XXIe siècle, sorti en 2013, a été un best-seller, surtout aux États-Unis. Il a été prolongé en 2019 par Capital et Idéologie. Ces deux pavés de 1.000 pages ou plus ont été repris en 2021 dans Une Brève Histoire de l’égalité (368 pages seulement) et en 2022, sous le même titre qu’en 2019, en bande dessinée (172 pages, tout de même).
Ce n’est plus une idée inconditionnellement reçue qu’aux États-Unis (et plus largement dans les économies de marché), les inégalités se sont amplifiées de façon indécente au cours du dernier demi-siècle.
Thomas Piketty n’est pas isolé. Il est associé outre-Atlantique à deux autres économistes français : Emmanuel Saez, de la même génération, est depuis 2002 professeur à Berkeley (haut-lieu du wokisme) en Californie et a même obtenu la double nationalité ; et Gabriel Zucman, plus jeune, est passé par Berkeley, la prestigieuse London School of Economics et Stanford (université voisine de Berkeley, mais bien moins radicale) après une thèse dirigée par Thomas Piketty. Il enseigne maintenant à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il a cosigné avec Emmanuel Saez en 2019 aux États-Unis Le Triomphe de l'injustice : richesse, évasion fiscale et démocratie, traduit en français au Seuil l’année suivante.
Une idée reçue maintenant contestée
Les thèses identifiées à ce trio français critique du capitalisme ont été contestées pour des motifs idéologiques. Mais ce sont à présent les analyses sur lesquelles reposent leurs conclusions et propositions qui se trouvent mises en cause, notamment par deux économistes américains, Gerald Auten et David Splinter, dont une étude, basée sur les mêmes statistiques et publiée dans le respecté et influent Journal of Political Economy, a eu un retentissement certain dans les médias généralistes. Alors que Piketty, Saez et Zucman assurent qu’aux États-Unis, depuis 1962, la part des revenus nationaux accaparée par le 1% des plus riches a doublé (de 10% à 20%), pour Auten et Splinter cette part est demeurée stable à 8% après impôts.
Selon Scheidel, les inégalités apparaissent avec l’agriculture : elle engendre la propriété foncière et le stockage des récoltes, qui confèrent des pouvoirs exorbitants.
L’erreur aurait été, insinuent-ils, d’enrichir les plus riches en classant comme des gains des transferts de fonds investis, et d’appauvrir les autres en ne prenant en compte que les foyers fiscaux : la multiplication des divorces dans les milieux intermédiaires et modestes (tandis que les couples du 1% le plus favorisé sont moins instables) gonfle le nombre des déclarants qui composent les 99% et diminue donc la part de revenus de chacun. Le profane doit s’avouer incompétent pour trancher dans ces querelles de spécialistes. En tout cas, ce n’est plus une idée inconditionnellement reçue qu’aux États-Unis (et plus largement dans les économies de marché), les inégalités se sont amplifiées de façon indécente au cours du dernier demi-siècle.
Les cycles d’inégalités
Ceci ne veut toutefois pas dire que ces disparités aient disparu ni qu’elles peuvent être négligées, et les débats demeurent ouverts, au niveau non plus seulement de l’économie politique, mais encore de l’histoire, qui donne du recul. L’auteur dont on parle ces temps-ci dans les débats publics aux États-Unis est ainsi Walter Scheidel, spécialiste autrichien de l’Antiquité, professeur à Stanford, auteur d’Une histoire des inégalités, de l’âge de pierre au XXIe siècle, parue en anglais dès 2017 et traduite chez Actes Sud en 2021.
Selon Scheidel, les inégalités apparaissent avec l’agriculture : elle engendre la propriété foncière et le stockage des récoltes, qui confèrent des pouvoirs exorbitants. Et au fil du temps, un même cycle se reproduit : les disparités s’accentuent jusqu’à un inévitable point de rupture entraînant à un nivellement par le bas, puis s’opère (en général ailleurs) une reconstruction économico-sociale, laquelle ne s’avère à terme pas plus pérenne. L’historien souligne que l’abolition des privilèges est toujours violente. Et il en distingue quatre modes, en référence aux quatre cavaliers destructeurs de l’Apocalypse (6, 1-8) : la révolution, la guerre (civile ou du fait d’une invasion de prédateurs), l’effondrement de l’État, ou une pandémie.
Abolition des privilèges ou de l’homme ?
C’est un peu cavalier (si l’on ose dire). Certes, cela semble à première vue confirmer que des désastres découlent fatalement des inégalités, qui tendent à s’aggraver sans pouvoir se rectifier d’elles-mêmes. Mais elles ne peuvent directement motiver, en raison de leur injustice, que des révolutions. Et celles-ci n’apparaissent pas dans la vision de saint Jean, contrairement aux guerres fratricides pour le contrôle de l’État, qui sont autre chose, de même encore que les agressions de l’extérieur. Enfin, si l’apôtre signale bien le péril des maladies contagieuses, la famine, qu’il cite aussi, peut avoir des causes naturelles que l’État est impuissant à éliminer.
Il y a deux tentations symétriques : l’une est de croire pouvoir et donc devoir instaurer une équité irréprochable. L’autre est d’y renoncer.
Il est vrai qu’avec la menace d’un dérèglement climatique, la nécessité d’une transition énergétique et les répercussions sur l’emploi des avancées du numérique et de l’intelligence artificielle, sans parler d’une abolition non plus des privilèges de quelques-uns, mais (comme déjà C.S. Lewis) de l’homme lui-même, à travers les manipulations de sa gestation, son "genre", ses facultés physiques et mentales et sa fin vie — avec tout cela donc, la perspective de la clôture cataclysmique d’un cycle peut prendre quelque crédibilité. Ces nouveautés peuvent inviter à s’interroger sur l’actualité que garde le début du chapitre 6 de l’Apocalypse, sans rejeter a priori les spéculations de MM. Scheidel d’un côté, et Piketty & Co de l’autre.
L’exemple du Bon Samaritain
Ce qui incite néanmoins à garder une distance critique est que l’histoire n’est pas purement cyclique comme l’est le temps créé, mais que le monde a eu un commencement et aura une fin, comme la science le discerne désormais et la foi l’enseigne depuis longtemps. Le constat des inégalités – ou plus exactement du contraste entre l’opulence et la dèche qui les rend toutes deux scandaleuses – expose à deux tentations symétriques. L’une est de croire pouvoir et donc devoir instaurer une équité irréprochable. L’autre est d’y renoncer. Dans le premier cas, on usurpe la place de Dieu et on institue une dictature totalitaire. Dans le second, on renie Dieu qui, lui, ne se résigne pas à la misère de l’homme et sait ce que coûte de l’en tirer.
Jésus prévient ses disciples qu’ils auront toujours des pauvres parmi eux et qu’ils ne doivent pas compter sur lui pour tout soulager et réparer miraculeusement (Mt 26, 11) — du moins jusqu’à la fin des temps où "toute larme sera essuyée" (Ap 21, 4). Reste en attendant à suivre l’exemple du Bon Samaritain : il se détourne de son chemin pour permettre à celui qu’il secourt de reprendre le sien (Lc 10, 25-37), sans s’imaginer capable à lui tout seul d’expliquer comment sécuriser définitivement la route de Jérusalem à Jéricho — autrement dit sans se prendre pour le Sauveur, mais en implorant la grâce d’imiter son abnégation.