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Tôt ce matin, Gwenaël sort de la maison, se rend dans le garage où il range ses équipements, choisit ses cannes et lignes, vérifie les appâts. Il enfile ses cuissardes puis une grosse veste matelassée. La casquette au bord des yeux, il hale le canot pour le fixer en remorque à sa voiture. Tout est paré. À l’intérieur de l’automobile, les cannes fixées par-dessus les sièges arrière se balancent doucement. Ce matin, son fils Armel est de la partie. Emmitouflé dans sa parka, l’enfant sautille de joie à l’idée d’aller attraper des poissons avec son père. Il sait qu’il ne les rapportera pas à la maison et qu’il ne les mangera pas. Les tanches, les brochets même, les très laids et gros silures pris au bout de la ligne, sont immédiatement décrochés des hameçons, mesurés, photographiés et rejetés à l’eau. Armel rêve de sortir un poisson de bonne taille mais pas trop tout de même, de le porter dans ses bras, de le caresser avant de le rendre à son univers de poissons.
Ici, on ne chasse pas
Le temps est frais, les nuages bas sur les champs frissonnent comme les hommes et les animaux. Les branches des arbres dénudés tendent leurs têtes, cherchant une improbable lumière. L’enfant guette les fourrés, espérant voir bondir des chevreuils ou peut-être débouler un lièvre. Ils savent qu’ils sont en sécurité dans les taillis, ici on ne les chasse pas. Il arrive parfois qu'une « longue oreille » comme les appelle l’oncle Édouard qui a été dans la marine et ne prononce jamais le mot lapin car il porte malheur dans les bateaux, s’égare sur la grande pelouse. Aussitôt les chiens qui ne sont pas avertis qu’« ici on ne chasse pas » s’élancent à sa poursuite dans une course effrénée. Armel a beau s’égosiller de sa petite voix en criant : « Nana, Rhapsodie au pied ! », ils ne lui obéissent pas. Jusqu’à présent, la meute n’est jamais parvenue à rattraper les léporidés.
La barque glisse sur le lac. Le bruit du moteur a rompu l’harmonie de ce matin brumeux. Gwenaël se dirige vers l’une des rives où il sait, selon son expérience, qu’il a des chances de prendre. L’eau est si lisse qu’on a l’impression de voir à travers et de distinguer ce que révèlent les fonds. « Je vois des ombres sous l’eau, dit l’enfant à son père. » Absorbé par sa route et afin de ne pas manquer son lieu de pêche, le père ne répond pas. « Papa, je t’assure qu’il y a gens sous l’eau. » Gwenaël prend un air dégagé tout en surveillant la rive : « Mais non, mon chéri, ce sont des illusions. Il est vrai qu’autrefois, il y avait une maison qui a été submergée lorsque le lac a été formé ; mais tous ses habitants l’avaient quittée depuis longtemps. »
La ferme enfouie sous les eaux
Gweanël se souvient de l’histoire de la ferme enfouie sous les eaux. Son grand-père lui avait raconté qu’autrefois, il y avait un chemin et que l’on pouvait passer d’une rive à l’autre. Et aussi que depuis chaque année autour de Noël, on voyait des lumières sous l’eau et l’on entendait des chants comme si une fête se déroulait là, à quinze mètres sous la surface du lac.
« Là, c’est bien » dit le père à l’enfant, en immobilisant la barque. Une branche plus basse que les autres effleure la surface du lac. Un léger remous forme une risée ; le courant se montre un peu plus fort au moment où il se mêle à celui de la rivière. Gwenaël fixe une petite canne sur le plat-bord de la barque et montre à Armel comment la maintenir et surveiller le bouchon qui se balance sans effort à quelques mètres d’eux. Le pêcheur à son affaire, tout en effectuant les gestes que ses semblables accomplissent au même moment, regarde son fils. Le vol d’un martin-pêcheur le distrait un moment. Le petit garçon, concentré, attend que la ligne se tende. À son tour, le père pénètre dans cette atmosphère si calme et si tranquille. Des images passent derrière ses yeux sans se bousculer, se mêlant au paysage qui l’entoure. Il le connaît bien ce tableau, son grand-père l’emmenait lui aussi pêcher avec lui, comme aujourd’hui lui et son fils. Il entend sa voix évoquer les mystères de la ferme inondée. Il songe à cette famille qui vivait en cet endroit et qui, avant la construction du barrage, a été contrainte de tout abandonner, surtout ses souvenirs. Qu’est-elle devenue ?
Des sonneries de clochettes retentissent
« Je vois des ombres sous l’eau », dit encore l’enfant à son père. La petite voix se superpose à ses pensées. Au même moment la risée court plus rapidement sur la surface du lac, des vaguelettes se suivent de plus en plus rapidement. Un bouillonnement se forme au centre de l’étendue d’eau. La barque est bousculée, entraînée vers ce qui semble être un tourbillon ! La lumière du jour a baissé au point de créer une pénombre, vite éclairée par les flocons de neige qui tombent étouffant les bruits ambiants. Face à ce phénomène curieux, le père prend son fils contre lui ; mais l’enfant ne manifeste aucune peur. La barque s’ immobilise au-dessus du gouffre formé par le tourbillon. Soudain, venant des profondeurs, des sonneries de clochettes retentissent. Le père et le fils se penchent : ils voient bien des bâtiments éclairés et entendent des bruits de conversation, de la musique et des chants.
La barque bouge à nouveau. Dans un énorme chuintement, l’eau du lac refoule puis disparaît livrant une terre ferme. L’esquif repose devant la porte de la maison qui s’ouvre. Un homme, le visage rocailleux, se tient devant eux et les invite à pénétrer dans une salle où un feu crépite dans une cheminée devant laquelle se tiennent les membres de sa famille qui leur adressent un sourire tout en décorant ensemble un sapin. « Bienvenue ! leur dit l’homme. Je suis heureux de savoir que ce sont vous mes invités de Noël. Vous ne le savez peut-être pas, mais chaque année, le lac disparaît et nous pouvons fêter Noël avec ceux que l’Enfant-Jésus nous envoie. Entrez, entrez, vous êtes chez vous. »
La gardienne du lac
Gwenaël et Armel se mêlent alors à cette famille oubliée et avec eux boivent, mangent, chantent sous le regard de l’Enfant-Jésus reposant dans la crèche installée sur la cheminée. Ils ne voient pas le temps passer jusqu’à ce les cloches de l’église du village se mettent à sonner comme pour appeler à la messe. Tous, autour de la table, se figent. Les assiettes encore fumantes des mets qui y ont été déposées n’intéressent plus les convives qui tiennent leurs couverts suspendus en l’air ; les boissons dans les verres à peine déposés, ne se balancent plus. Le père se lève et chacun s’attend à une déclaration :
« Vous entendez sonner les cloches, comme chaque année à la même heure. Elles nous appellent afin de nous rendre à la messe. La messe qui rappelle la naissance de l’Enfant Jésus. Malgré notre désir de nous joindre à cette célébration, de retrouver les autres membres de notre famille, nos amis, nous ne pouvons-nous y rendre. Nous devons entretenir notre maison devenue la gardienne du lac. Il y a bien longtemps, elle était installée à la croisée des chemins au creux d’un vallon. Tout autour, dans des prés, les bovins paissaient leur bonne herbe et s’abreuvaient dans la rivière. Les habitants du village allaient d’une rive à l’autre et ils n’était pas rare qu’ils s’arrêtent pour saluer les membres de la famille. Le père sortait du buffet un flacon de gnôle, je veux dire de calvados. Les pommiers étaient nombreux et chaque année, après avoir pressé les pommes qui allaient donner le cidre, le bouilleur de cru installait son alambic au bord de la rivière. Notre calva était réputé le meilleur du canton. Puis, un jour, des gens de la ville ont décidé de construire un barrage. Ils nous ont proposé d’aller vivre ailleurs. Leur sac rempli de pièces ne pouvaient remplacer notre maison. Alors nous sommes restés, restés sous l’eau. Nous avons appris à respirer autrement et à vivre sans les autres. Chaque année, à la veille de Noël, nous nous préparons à recevoir un invité. Pour lui, les eaux du lac s’écartent et nous le recevons comme s’il était l’envoyé de l’Enfant Jésus qui allait nous délivrer. »
D’un autre monde
Gwenaël et le petit Armel écoutent, figés, ce discours. Là-bas, plus loin, les cloches continuent de sonner comme si elles ne devaient cesser de battre. Pratique, le pêcheur interroge le père. « Pensez-vous être les victimes d’un sort ? Vous dites pourtant que c’est vous qui avez choisi de demeurer ici.
— Oui, un sort favorable, car nous aurions dû tous périr noyés, les murs de la maison s’effondrer. Vous le voyez, rien de tout cela n’est arrivé. Nous vaquons à nos occupations quotidiennes comme tout un chacun au-dessus de la surface des eaux. Nous entendons les cris et les rires des enfants jouer sur les berges et sur ces étranges boudins flottants à quelques mètres au-dessus de nous.
— En cette fin d’après-midi, reprend le jeune homme, dans la pénombre qui tombe, vous pourriez nous suivre, d’autant que nous ne devons pas tarder à rentrer, ma famille risque de s’inquiéter, même si elle est habituée à mes horaires particuliers. Vous fêteriez Noël avec nous.
— Mais « Gwenn » dit le père, utilisant son surnom familier. Tu n’as pas compris que nous appartenons désormais à un autre monde. Comment pourrions-nous nous adapter au tien ? »
On ne voit plus de lumière
Les sonneries des cloches doivent faire vibrer le clocher de la petite église du village de La Haie. Pourquoi une telle insistance se demande Gwenaël ? Armel, si bavard d’habitude, ne bronche pas. Il joue avec un petit garçon de son âge ; mais s’étonne à voix haute des petites voitures qu’ils font rouler sur le bord de la table. Elles représentent un modèle qu’il ne connaît pas, elles lui semblent bien vieilles en comparaison des siennes. Son père regarde par la fenêtre et voit la nuit tomber. Il s’étonne, il était parti tôt ce matin et, depuis le refoulement des eaux du lac, l’invitation dans la maison, il ne s’est pas aperçu que les heures avaient largement tourné.
Peu à peu la voix du vieil homme s’estompe, les lumières faiblissent. Armel et Gwenn se sentent ballotés et, brusquement, ils se retrouvent dans la barque tenant chacun leur canne. Il regarde l’heure sur sa montre, puis scrute le ciel. Le temps est toujours gris et la neige commence à tomber comme tout à l’heure. Aurait-il rêvé ? La petite voix d’Armel infirme sa pensée : « Papa, on ne voit plus de lumière sur le lac.
— En effet Armel, il n’y a plus de lumière.
— J’ai bien aimé joué avec le petit garçon, dit l’enfant.N’est-il pas le temps de rentrer, Armel, ton frère Côme nous attend. »
Depuis la rive, ils ont beau scruter la surface du lac, ils ne discernent aucun bouillonnement, ni de la lumière. La barque accrochée à la voiture, l’équipage s’ébranle. Le père et le fils décident d’un commun accord de ne rien raconter de leur aventure ni à Grand-Mère, ni aux cousins et encore moins aux oncles et tantes, sauf à Côme, évidemment. De toute manière, les uns et les autres sont en plein préparatifs de la fête de la Nativité. Dans le salon, le sapin brille de mille feux, la crèche occupe tout l’intérieur de la cheminée. Dans la plupart des pièces, Grand-Mère qui les collectionne, a déposé des crèches. Celles-là viennent du Pérou, du Mexique, du Portugal ; elles sont petites ou grandes. Les rambardes et les barreaux de l’escalier sont décorés de guirlandes. Les plus grands dressent la table, les plus jeunes courent dans tous les sens. Oncle Édouard consulte les recueils d’histoires magiques de Noël en écoutant des Christmas Chorals.
Toujours le bienvenu
À nouveau les cloches de l’église se mettent à sonner. « À nouveau ? » s’étonne Léandre. « Tu ne peux pas comprendre » lui dit son petit cousin, en s’habillant pour une fois tout seul et chaudement, car il neige. Les uns et les autres, ceux de la maisonnée pénètrent dans la nef par la porte de la chapelle privilégiée. « Il est né le Divin Enfant » chante l’assistance. En face, côté épître, généralement vides, les bancs sont occupés par une famille. Leurs vêtements sont quelque peu démodés et leur teint un peu pâle. Le vieil homme fait un signe de tête à Gwenn qui croit l’entendre lui dire : « À Noël, vous êtes toujours le bienvenu. »