L’actualité est stressante : chaque jour apporte des nouvelles inquiétantes, consternantes ou affolantes, dont l’implacable accumulation nourrit un sentiment d’impuissance. On est porté à se dire que tout va de mal en pis, et les questions deviennent de savoir combien de temps peut encore durer cette perpétuelle détérioration, quelle sera l’ampleur de l’anéantissement auquel tout cela conduit inexorablement, et même s’il restera quoi que ce soit après. Il est permis de résister à ce conformisme pessimiste, sans pour autant verser dans un optimisme aveugle.
Était-ce si mieux avant ?
Le catastrophisme repose implicitement sur une comparaison avec le passé, présumé meilleur ou au minimum moins mauvais. Une preuve en serait que si nous sommes là, c’est que nos ancêtres ont survécu à des difficultés supportables. Si nous risquons de succomber, c’est parce qu’ou bien nous sommes entrés en décadence (c’est la thèse d’un conservatisme nostalgique), ou bien les défis que nous avons à relever sont d’une gravité sans précédent (les contestataires, qui jadis ne juraient que par le Progrès, dénoncent à présent les techniques qui dominent l’homme et menacent de l’abolir en même temps que son environnement).
Il est indéniable que les difficultés du temps présent ne sont pas exactement les mêmes que celles d’antan. Comme elles sont inédites, elles n’en paraissent que plus déstabilisantes. Mais sont-elles vraiment pires ?
Mais les épreuves actuelles sont-elles plus terribles que celles d’avant ? Il faut avoir la mémoire courte pour le croire. Un seul exemple (et récent) : les « Trente Glorieuses » (ces trois décennies de croissance après la Seconde Guerre mondiale) n’ont pas été « un long fleuve tranquille ». C’était le temps de la Guerre froide et le monde a frôlé en 1962 une apocalypse nucléaire au moment de la crise des missiles russes installés à Cuba. Cette même année a vu la fin de la « sale » guerre d’Algérie, mais aussi le douloureux exode des Européens de là-bas et des harkis. Toute la « gauche » honnissait de Gaulle, aujourd’hui quasi unanimement admiré, et même la « droite » (ou plutôt la « non-gauche » sans consistance) jugeait le communisme immortel (Mao voire Tito remplaçant Staline), alors que cet universalisme ne subsiste guère plus que sous forme nationaliste, notamment en Chine.
Le monde plus stressé que le village d’antan
Il est indéniable que les difficultés du temps présent ne sont pas exactement les mêmes que celles d’antan. Comme elles sont inédites, elles n’en paraissent que plus déstabilisantes. Mais sont-elles vraiment pires ? Ainsi, le (ou la) Covid de 2019-2020 (et pas fini) est-il(elle) plus effroyable que la peste médiévale ou le choléra du XIXe siècle ? De même, le terrorisme islamiste du XXIe siècle est assurément, par ses motivations et ses méthodes, différent des attentats anarchistes autour de 1900 ou d’une extrême « gauche » ou « droite » au XXe siècle. Mais la distance temporelle suffit-elle à rendre moins dérangeants, plus « normaux », voire oubliables les secousses et troubles sortis de l’actualité pour s’inhumer dans l’histoire ?
Sans compter que la distance spatiale joue aussi, en sens inverse : elle tend à s’effacer. Le prodigieux développement de l’information fait que chacun est instantanément au courant de toutes les horreurs qui surviennent où que ce soit. Le philosophe canadien (et catholique) Marshall McLuhan, inventeur du concept de « médias », a prévenu dès les années 1960 que, dans les populations « branchées », la facilité des communications exposerait chacun à bien plus d’événements atterrants (tous ceux qui se produisent quasiment sans répit ici ou là sur terre) qu’autrefois (où le sensationnel de proximité était plutôt rare et où les nouvelles arrivaient d’autant plus lentement et parcimonieusement qu’elles venaient de loin).
Iconoclasme optimiste
Face au catastrophisme ambiant, il existe des optimistes. On peut citer deux Canadiens de générations différentes : le philosophe catholique Charles Taylor (né en 1931) et le psychologue athée Steven Pinker (né en 1954), ainsi qu’un Hollandais plus jeune : l’historien Rutger Bregman (né en 1988), qui se dit « utopiste réaliste » et areligieux. Le premier souligne le sens moral que garde la « modernité » sécularisée. Le deuxième prouve, chiffres à l’appui, que les maux de l’humanité (famines, maladies, insécurités génératrices de conflits) n’ont jamais été plus efficacement combattus. Le troisième argumente que les humains sont foncièrement bons et solidaires, le problème étant qu’on tend à l’ignorer et le nier quand on se découvre soi-même égoïste sous l’empire de la peur que les autres soient presque tous pareils.
Un moyen de résister et de demeurer libre et responsable est d’entrer dans la foi.
Ces auteurs ont produit des bestsellers, car leurs travaux sont impressionnants et, comme tout iconoclasme, la critique de l’alarmisme prévalent est du carburant médiatique. Mais ils sont évidemment très loin de rassurer, car la réalité du mal persiste et sature les messages et les images indéfiniment relayés en raison leur violence et dont l’immédiateté non seulement tétanise la mémoire, mais encore semble boucher ou du moins conditionner l’avenir de façon déterminante, sans échappatoire... C’est alors la liberté que l’on perd, et aussi la responsabilité qu’elle fonde, et pas simplement l’espérance ou la vitalité qui stimule les projets et la transmission aux enfants. Il ne reste plus qu’une culpabilité dont le châtiment paraît imminent.
La liberté de la foi
Un moyen de résister et de demeurer libre et responsable est d’entrer dans la foi. C’est plus rationnel qu’un hédonisme insouciant, une résignation stoïque ou la conviction qu’on finira bien par trouver des solutions. Ce n’est pas tant que croire fournit une interprétation des désordres et calamités en tout genre qui abîment la création (c’est ce qu’on appelle le péché originel), ou promet d’une fin heureuse de l’histoire du monde (le salut à la fin des temps). Car tout cela ne devient acceptable et même éclairant que lorsque, sans attendre de n’avoir plus aucun doute, hésitation ni scrupule, bien avant de pouvoir s’estimer parfait, on s’efforce de vivre comme Dieu fait homme a vécu, c’est-à-dire sans crainte ni contrainte.
Il est évidemment impossible à l’homme de se comporter comme Dieu fait homme sans l’aide de Dieu lui-même.
Le Christ est venu manifester et partager précisément sa liberté, dont la mesure n’est pas platement l’indépendance et la maîtrise, mais la capacité d’offrir et même de se donner totalement soi-même, sans s’imposer ni exiger de compensation, en acceptant même, sans en être aucunement diminué, de ne rien garder. C’est en laissant le mal s’épuiser contre lui, lorsqu’il subit sans maudire le comble de la déchéance, qu’il révèle sa gloire et enseigne comment y avoir part. Il montre aussi que Dieu son Père, dont il est l’égal, ne se réduit pas à l’Être suprême des philosophes, finalement impuissant tant il est abstrait et indifférent.
Le prochain : pas forcément un proche
Il est évidemment impossible à l’homme de se comporter comme Dieu fait homme sans l’aide de Dieu lui-même. Cette aide n’est pas plus magique que l’intervention historique et décisive de son Messie dans le monde. Elle passe par ceux qu’il appelle à être ses témoins et spécialement par ceux auxquels il confie le pouvoir sacramentel de le rendre présent et de libérer en pardonnant, c’est-à-dire l’Église. Et elle ne permet pas seulement d’affronter les épreuves — de prendre sa croix à la suite du Christ (Lc 14, 27). Elle incite encore à se faire comme lui proche de tous ceux qui souffrent (Mt 25, 40). C’est l’exemple que donne le pape lorsqu’il fait part de sa « proximité » avec des victimes. Pour saisir que cette compassion n’est pas de pure forme, il suffit de se rappeler le Bon Samaritain (Lc 10, 25-37), pour qui le prochain n’est pas quelqu’un qu’il connaît, mais un malheureux dont il découvre l’existence et dont le sort l’affecte et réveille ce qui est en lui à la ressemblance de Dieu.