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La Guerre (Der Krieg War), de Otto Dix, 1929-1932.

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Jean-François Thomas, sj - publié le 04/10/23
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De nos jours, ce qui est "insoutenable" mêle les situations les plus diverses, s’agaçant chez soi de contrariétés relatives et tolérant chez autrui les maux les plus horribles. L’insoutenable devient cette incapacité à se savoir soutenu dans les épreuves réellement écrasantes.

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Il en est des mots comme des tenues vestimentaires, des goûts culinaires, des "destinations" touristiques : ils subissent la dictature de la mode qui passe et des idéologies qui s’imposent. Alors ils sont utilisés à tort et à travers, à plus soif, jusqu’au dégoût et à l’écœurement, pendant un temps variable, jusqu’au moment où ils retombent dans l’oubli ou retrouvent leur juste place. C’est le cas du terme insoutenable. Peut-être mis à la mode par Milan Kundera dans son ouvrage L’Insoutenable Légèreté de l’être datant de 1982, il a désormais la peau dure et coriace. Cet écrivain dira par exemple dans L’Immortalité : "La vocation de la poésie n'est pas de nous éblouir par une idée surprenante, mais de faire qu'un instant de l'être devienne inoubliable et digne d'une insoutenable nostalgie." Dès lors, tout deviendra insupportable, le bien comme le mal, le bonheur comme le malheur, et ce mot sera appliqué à des situations et des réalités les plus diverses, tout étant mis sur le même plan. 

Vidé de sa substance

L’insoutenable est ainsi vidé peu à peu de sa force, de sa substance. Il s’appliquera plus souvent au gavage des oies qu’à l’avortement ou aux horreurs de la guerre fratricide. Le peintre allemand Otto Dix, très marqué par la Grande Guerre durant laquelle il avait combattu sur le territoire français au cours de batailles sanglantes, composa, entre 1929 et 1932, son célèbre triptyque Der Krieg ("La Guerre"), pour essayer d’exprimer une souffrance qui dépassait l’entendement. Il aurait été surpris, et scandalisé, par l’utilisation primesautière de l’insoutenable quelques décennies plus tard. Normalement ce qui est insoutenable est ce qu’on ne peut recevoir sans fléchir, physiquement ou moralement, tellement le poids est écrasant. L’homme subit l’insoutenable, essayant de lutter et remportant parfois quelques victoires, mais il ressort de l’épreuve blessé, marqué au fer rouge, et ce n’est point à cause de la nostalgie poétique dont parle Kundera. 

Si nous choyons tellement l’insoutenable, c’est pour mieux nous complaire dans l’apitoiement envers nous-mêmes et dans la haine de l’ordre des choses voulu par Dieu.

La résignation et l’abandon de Job accablé de maux sont une manière de traverser l’insoutenable et de déboucher de nouveau vers plus de lumière. Cependant, au cœur de la tempête, Job crie sa déréliction, prêt à lâcher prise. Il maudit le jour de sa naissance : "Périsse le jour auquel je suis né, et la nuit dans laquelle il fut dit : Un homme a été conçu ! Que ce jour soit changé en ténèbres, que Dieu ne s’en enquière pas d’en haut, et qu’il ne soit point éclairé de lumière. Que des ténèbres et une ombre de mort l’obscurcissent, qu’une obscurité s’en empare, et qu’il soit enveloppé d’amertume" (Jb 3, 3-5). Autre chose ici que les simples triturations littéraires ou politiques de notre époque.

Si nous choyons tellement l’insoutenable, c’est pour mieux nous complaire dans l’apitoiement envers nous-mêmes et dans la haine de l’ordre des choses voulu par Dieu. Nous mélangeons tout, et un des moyens les plus efficaces pour ce faire est de dépouiller aussi le vocabulaire de sa puissance. Seuls les êtres qui connaissent une douleur identique à celle de Job pourraient utiliser à bon escient ce mot, sachant à quel point il est redoutable de passer sous la herse d’une destinée tragique. Ce qui est insoutenable en fait, est que nous ne prenons pas la précaution d’avancer sur la pointe des pieds lorsque nous marchons dans l’existence humaine. Le duc de Lorraine, ancien roi de Pologne, Stanislas Leszczynski, était plus sage lorsqu’il écrivait, avec un ton proche de celui des Saintes Écritures : "Quand la souffrance est insoutenable, il est doux d'espérer la mort" (Le Philosophe bienfaisant). N’utilisons donc pas ce mot à tort et à travers, simplement par réflexe conditionné et pour se conformer à la manière de parler du moment. Ce que nous abîmons ainsi est plus qu’un mot car cela affecte notre compréhension des véritables sacrifices et de l’abandon nécessaire à tout être qui se soucie de sa vie intérieure.

L’insoutenable trop-plein

Un film américain de 1999, American Beauty, réalisé par Sam Mendes, dépeint avec férocité la décadence de nos mœurs occidentales. Une réplique du film est particulièrement intéressante : "Parfois je me dis qu'il y a tant de beauté dans le monde que c'en est insoutenable. Et mon cœur est sur le point de s'abandonner." Ici, ce serait le trop-plein qui deviendrait impossible à supporter, tout en étant alors introduit dans une dimension supérieure, celle qui entrouvre les portes du ciel peut-être. Cela renvoie à cette joie surnaturelle qui envahit les saints à tel point qu’ils étouffent presque sous l’avalanche de grâce.

Nous tenons plus difficilement sous l’adversité que nos ancêtres dont la vie était rude et austère, plus saine et moins désordonnée.

Cet insoutenable spirituel est ce qui conduisait sainte Thérèse d’Avila à léviter, saint François-Xavier à crier d’amour dans sa solitude missionnaire, à tant de mystiques de se sentir écrasés sous la charge de tant de privilèges. Sans doute est-ce aussi ce qui fait irruption dans le cœur de la Très Sainte Vierge au jour de l’Annonciation lorsque son âme exulte. Avant Elle, les prophètes ne cessent d’inviter la fille de Sion, Israël, d’être transportée d’allégresse, débordant de reconnaissance. Tel Zacharie proclamant : "Exulte complètement, fille de Sion. Jubile, fille de Jérusalem. Voici que ton Roi viendra à toi, juste et sauveur, lui-même pauvre et monté sur une ânesse et sur un poulain, petit d’une ânesse" (Za, 9, 9). 

Sans soutien

Comme nous ne bénéficions pas souvent de telles bénédictions, notre expérience de l’insoutenable demeure plus limitée, souvent bien éloignée de cette lumière accordée. Nous tenons plus difficilement sous l’adversité que nos ancêtres dont la vie était rude et austère, plus saine et moins désordonnée. Beaucoup recherchent en vain un soutien, espérant être soudain portés sur les épaules de ceux qui sont plus forts, plus résistants, mais l’attente se solde maintes fois par un échec et une déception. Même les admirateurs fidèles et acharnés des équipes de sport confondent les mots en déclarant qu’ils supportent leurs joueurs favoris, en lieu et place de les soutenir. Mauvais anglicisme certes, mais qui révèle à quel point nous ne soutenons plus et nous ne sommes plus soutenus puisque toute dimension transcendante s’efface et pâlit dans un monde soucieux de tout faire reposer sur l’homme uniquement.

Ce qui est vécu comme insoutenable un jour est rapidement effacé par quelque loisir, quelque plaisir, quelque méthode pour s’étourdir et pour poursuivre sa course vers un nouveau fossé.

Les grands cataclysmes qui frappent régulièrement l’humanité sont là comme des électrochocs pour rediriger notre regard vers le haut, mais le réveil est de courte durée. L’homme apprend bien peu de son passé et de celui de ses aïeux, retombant dans des travers identiques. La leçon de l’Histoire est un leurre, y compris de notre propre histoire personnelle. Ce qui est vécu comme insoutenable un jour est rapidement effacé par quelque loisir, quelque plaisir, quelque méthode pour s’étourdir et pour poursuivre sa course vers un nouveau fossé. L’insoutenable est avant tout de ne pas reconnaître à quel point Dieu nous porte dans l’être et nous entoure d’une beauté à nulle autre pareille, une création où chaque détail est à sa juste place, dans une harmonique dont l’homme ne percera jamais tous les secrets, tous les ressorts. Les êtres orgueilleux ressentiront comme insoutenable de ne pas pouvoir maîtriser les lois de la nature. L’humilité est la clef pour se laisser embrasser par Celui qui ne se lasse pas de nous soutenir malgré notre ingratitude.

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