La rentrée signifie normalement le retour au bien connu après le dépaysement bienvenu de la coupure estivale. Or un œil reposé peut aussi percevoir que le monde a quelque peu changé — non pas tant pendant les vacances qu’au cours de ces dernières années, voire mois ou décennies, et non pas de façon spectaculaire, médiatisée et finalement superficielle, mais en profondeur, insensiblement presque. Il n’est sans doute pas inutile de repérer quelques-uns de ces lieux où "ça bouge" et où, inversement, "ça coince".
Quand les conservateurs n’aiment plus le capitalisme…
Un événement trop peu remarqué est la fin de l’alliance qui s’était instaurée au XIXe siècle entre d’un côté le big business (les grandes entreprises transnationales, industrielles, commerciales et financières) et de l’autre le conservatisme. Ce n’était pas évident au départ : pour la préservation de l’ordre institutionnel, le libéralisme économique ne posait pas trop de problèmes. En revanche, son inséparable versant politique était inquiétant, car l’empirisme démocratique transfère la souveraineté au peuple aussi manipulable par la démagogie que par la publicité. Le capitalisme avait cependant besoin de stabilité sociale, et les partis antirévolutionnaires ont tiré avantage de la prospérité générée par la croissance.
Cette convergence d’intérêts a sans doute culminé du temps de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. Aujourd’hui, pour s’en tenir au cas américain (toujours instructif), deux firmes aussi représentatives et même symboliques que Disney et Coca-Cola sont diabolisées par les candidats à la présidence aux élections de l’an prochain dans le camp considéré traditionaliste, réactionnaire, obscurantiste, etc. Le motif de cette inimitié est que le big business s’est converti au "wokisme" qui milite pour l’écologie, l’avortement et la "théorie du genre", et voue aux gémonies l’oppression historique de l’humanité par les mâles blancs.
… et le populisme passe de gauche à droite
Ce désamour est dû au fait que les élites, formées dans les universités où cette idéologie s’élabore en censurant la liberté d’expression, contrôlent les grandes entreprises et les médias. Non seulement en y occupant les postes-clés à partir du niveau "cadre", mais encore parce ces diplômés sont assez bien payés, nombreux et en réseaux pour que leurs demandes et leurs boycotts conditionnent l’offre selon les lois du marché. On est ainsi, du moins en Occident, un peu à fronts renversés par rapport à il y a un petit demi-siècle : les nantis culpabilisent leurs ancêtres et les moins favorisés défendent les acquis de la génération précédente.
Les valeurs européennes ne se réfèrent à aucun héritage ni espace définissable, si bien que l’identité européenne n’est pas si nette, consciente ni perceptible.
Ce n’est pas le seul retournement en train de s’opérer. Le populisme, qui autrefois attirait les déshérités en réclamant plus de justice sociale et se situait donc "à gauche", a d’abord envahi le territoire de la "droite" en se proclamant nationaliste afin de résister à l’immigration appâtée par le niveau de vie. Or ce néo-conservatisme prolétariste et cocardier, plus pragmatique que dogmatique, se tourne à présent vers l’Europe libérale pour contrôler les flux d’arrivées massives d’Afrique et du Moyen Orient. Les gouvernements ou oppositions "souverainistes" au sein de l’Union ont en conséquence mis au placard leurs intentions de sorties de l’euro et leurs sympathies pour la Russie de Vladimir Poutine.
L’Europe se cherche
Ce n’est pas pour autant que l’Europe se porte tellement mieux. Elle s’est construite de manière contractuelle sur un ensemble de règles communes auxquelles en théorie chacun peut adhérer. Elle a certes des "valeurs" (énoncées à l’article 2 du traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009 : dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, état de droit…). Mais celles-ci ne se réfèrent à aucun héritage ni espace définissable, si bien que l’identité européenne n’est pas si nette, consciente ni perceptible. Beaucoup a été accompli depuis 1950, mais il reste à accueillir ou non ceux qui se présentent, et à se positionner (sans prétention universaliste !) face aux holismes concurrents : américain, chinois, indien, musulman, russe...
Dans le cadre de la compétition pour être à l’avant-garde de l’humanité, il y a la conquête de l’espace, en commençant par le moins loin : la lune à coloniser. Il est intéressant de noter que les États-Unis n’y sont plus seuls. La Russie, pourtant pionnière en 1959 avec Luna 2, inactive depuis 1976 (début de la fin du communisme) et empêtrée dans son agression de l’Ukraine, a récemment raté son retour avec Luna 25. Mais la Chine a réussi à entrer dans la course dès 2007. Et l’Inde vient de s’y mêler avec le succès de la mission Chandraayan-3.
D’un excès à son inverse
Un autre front qui semble avoir un peu bougé ces derniers temps est celui de l’égalité entre les sexes. Il est indubitable que bien des discriminations étaient injustifiées, abusives même, et de surcroît ruineuses. Mais on se rend compte petit à petit que l’excès inverse, à savoir la négation systématique de toute différence et le droit imprescriptible pour chacun de choisir son "genre" ne sont pas tenables. C’est d’ailleurs un peu pareil en ce qui concerne le racisme : on commence à comprendre qu’ignorer les caractéristiques ethniques (ce qu’on appelle le "daltonisme racial") revient non seulement à s’aveugler sur les ségrégations qui subsistent, mais encore à priver les personnes de composantes qui leur sont essentielles.
Ces diverses évolutions pourraient amener à réorienter un certain nombre de débats dans l’Église, en premier lieu celui sur la place des femmes.
C’est dans le domaine public et passionnel du sport-spectacle que l’indifférenciation égalitariste cale le plus manifestement. Des compétitions unisexe avec parité au départ ne serviraient pas "la cause des femmes" et présenteraient moins d’intérêt. Ce sont ici des principes de réalité (celles de l’audience et donc de la viabilité économique, celles aussi des différences biologiques) qui sapent des a priori idéologiques imposant des normes artificielles et arbitraires. À quoi s’ajoute que les athlètes féminines refusent comme injuste d’avoir à affronter des rivales nées mâles et ayant muté après avoir senti et déclaré ne pouvoir le rester.
Le patriarcat n’est pas le modèle adopté par le Père des cieux
Ces diverses évolutions pourraient amener à réorienter un certain nombre de débats dans l’Église, en premier lieu celui sur la place des femmes. Si l’on considère les communautés chrétiennes comme des sociétés parmi d’autres, insérées dans la population et ouvertes à tous, il n’y a certes pas de raison que leurs animateurs soient des hommes, de plus célibataires. Même chose si l’on raisonne en termes de pouvoir ou de gouvernement, ou si l’on pense que c’est à cause d’antiques préjugés machistes que Dieu est présumé masculin, ou bien qu’il a jugé pédagogiquement opportun dans le contexte de l’époque, il y a environ deux mille ans, de s’incarner en un homme confiant à des hommes d’achever sa mission : la conclusion est fatalement que les temps ont changé et qu’il n’y a qu’à s’y adapter.
Mais cette opinion n’est pas plus solide que les idées reçues évoquées ci-dessus, plus ou moins fragilisées ces temps-ci et de toute façon loin d’être universellement partagées. La paternité de Dieu n’est pas déductible du système patriarcal, et elle n’y est pas davantage réductible. Il se présente d’ailleurs aussi comme Époux. Si Dieu est Dieu, l’Éternel, il déborde largement de tout ce qu’on peut imaginer de lui à un moment donné, et lui seul peut faire découvrir aux humains à quel point ils sont éloignés et proches de lui, ou séparés et ressemblants, en même temps qu’ils sont entre eux différents (hommes ou femmes) et égaux.