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L’écrivain tchèque naturalisé français Milan Kundera, décédé le 11 juillet à Paris, mérite qu’on s’intéresse à lui. Non seulement parce qu’il fait partie, avec le Chinois François Cheng, le Russe Andreï Makine, le Japonais Akira Mizubayashi et quelques autres, de ces auteurs qui savent tirer parti de notre langue bien qu’ils se soient formés sans elle, car il peut aussi nous aider à mieux comprendre nos contemporains, ou plus exactement comment sont conditionnées leurs aspirations et acceptations généralement inconscientes et inassumées.
Réalité simplifiée et idéalisée
La clé que propose Kundera pour déchiffrer le monde contemporain n’est pas idéologique, politique, philosophique, économique, démographique et encore moins religieuse. C’est, à la limite, du ressort de la culture et même de l’esthétique, mais sur un mode décalé et dévalué. Il s’agit en effet du kitsch. Le mot (substantif désignant un style, et aussi adjectif invariable pour qualifier n’importe quel objet ou production) apparaît, semble-t-il, en Allemagne vers 1870, pour dénigrer le néo-baroque romantique promu par le fantasque Louis II de Bavière.
Par-delà les réalisations aussi grandioses que naïves du roi qui sera déclaré fou, est kitsch ce qui donne de la réalité une image simplifiée et idéalisée, avec une surabondance d’éléments décoratifs hétéroclites et inutiles qui donnent à l’ensemble l’aplomb d’un luxe clinquant et bon marché. Kundera précise que le kitsch n’exprime que des sentiments fades, prédéfinis et acceptés par la majorité, instaurant le sentiment que tout est et va comme il se doit, sans qu’il y ait sujet à plainte ou révolte, sans non plus aucune innovation ni créativité artistique.
Le kitsch capitaliste aussi bien que communiste
Dans les romans de Kundera, le kitsch est manifeste d’abord dans les régimes sous domination soviétique comme là où il est né et a grandi, devenant un membre actif du parti communiste avant de déchanter. Le "réalisme socialiste" prôné par Staline est exemplairement kitsch : il montre un peuple heureux, où tous travaillent dans l’harmonie à construire un avenir radieux. L’architecture massive illustre la puissance irrésistible des forces à l’œuvre. On peut dire la même chose du nazisme, mais aussi du « consumérisme » que Kundera découvre une fois exilé en Occident : le couple modèle qui s’émerveille devant ses appareils ménagers ou sa nouvelle bagnole n’est pas si différent de l’ouvrier et de la paysanne chastement enlacés pour beugler L’Internationale.
Le kitsch, dit Kundera, c’est un embellissement (au demeurant raté) de mensonges, ou "la station de correspondance entre l’être et l’oubli"
Mais Kundera va plus loin. Le kitsch, dit-il, c’est un embellissement (au demeurant raté) de mensonges, ou "la station de correspondance entre l’être et l’oubli". "L’être" (ici, le réel expérimenté, et non le concept métaphysique) est donc transformé, déformé jusqu’à finir par se dissoudre. Émerge ici un pessimisme foncier : ce qui demeure dans la mémoire ne permet pas de contester durablement les images anesthésiantes du présent et du futur prévisible qui sont martelées par la culture ambiante. La mémoire, note le romancier, est sélective, et le souvenir n’est ainsi qu’une première étape de l’oubli, en raison de la réduction qu’il opère.
Contre Shelley, avec Orwell
Ce que l’on se rappelle et qui devient une référence toujours mobilisable favorise un certain lyrisme. Mais ce vécu personnel ressassé est vain : une fois formalisé, partagé, vulgarisé, il devient kitsch, superficiel et faux. On est ici aux antipodes du romantique anglais Percy Bysshe Shelley, pour qui ce sont les poètes qui refont le monde. Dans La Vie est ailleurs (1973), le héros est un raté non pas malgré mais en partie à cause de ses talents de rimailleur. Kundera est ici plus proche d’un autre Britannique, George Orwell, qui expliquait dans 1984 que Big Brother règne grâce à son pouvoir sur l’imaginaire, parce que la réalité humaine n’existe que là et que c’est facile à contrôler : le kitsch y réussit très bien.
Kundera souligne que les sentiments, si passionnés ou si joliment chantés qu’ils soient, ne changent pas le cours des choses. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, son œuvre la mieux connue, publiée en 1984 et portée au cinéma en 1988, l’entrée des chars russes en Bohême, mettant fin au "Printemps de Prague", n’affecte que de façon tangentielle les protagonistes de l’histoire. Et symétriquement, leurs amours n’ont aucune incidence sur les événements.
Le rire, l’humour et l’ironie
Comment alors continuer à vivre, à s’obstiner dans "l’être" ? Kundera donne une réponse dans son dernier livre paru (en français) : La Fête de l’insignifiance (2014). Il fait dire à l’un de ses personnages :
Nous avons compris depuis longtemps qu'il n'était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d'arrêter sa malheureuse course en avant. Il n'y avait qu'une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux.
Les seuls moyens de ne pas capituler devant le kitsch sont du coup le rire, l’humour, l’ironie…
Il s’agit là, en fait, de trois choses fort différentes. Le rire est un réflexe généralement défensif lorsque la rationalité commune est en échec. L’humour et l’ironie ne font pas rire. Le premier dit les choses comme elles devraient être en prétendant que c’est bien ainsi qu’elles sont. Inversement, la seconde décrit les choses telles qu’elles sont en feignant que c’est bien ce qui doit en être. Kundera était sans doute peu philosophe. Mais les titres de plusieurs de ses premiers livres montrent assez bien l’importance, pour lui vitale, de savoir se moquer : La Plaisanterie (1968), Risibles amours (1970), Le Livre du rire et de l’oubli (1979)…
Le spirituel irrépressible
Le comique est ce qui donne à "l’être" sa légèreté et fait de l’insignifiance "une fête". Dans ses romans rédigés en français, Kundera fait aussi l’éloge de La Lenteur (1995) qui se rebelle contre le culte de la vitesse et freine l’oubli. Il montre encore que L’Identité (1998) de chacun est fluctuante. Dans L’Ignorance (2003), ce sont les racines des individus que les années finissent par effacer. Tout cela dépasse l’analyse psychologique. On peut même détecter, au travers d’une lucidité certaine, comme une spiritualité, dans la mesure où il s’agit de vie intérieure, de l’esprit — bien que la chair et même le sexe soient crûment omniprésents.
Dans l’Évangile, Jésus ne cesse de ridiculiser les simplifications kitsch des pharisiens, des païens et même de ses disciples.
Le défi est dès lors que cette spiritualité est résolument areligieuse. Kundera a noté que le christianisme n’était pas à l’abri du kitsch. Il ne pensait pas à l’art "sulpicien" tant décrié, mais au récit de la Création, qui (selon L’Insoutenable légèreté…) enseigne "que le monde a été créé comme il fallait et que l’être est bon". Et cette foi oblige au sérieux, ce qui peut expliquer que Kundera ait déclaré dans une interview que "la religion et l’humour sont incompatibles".
Deux leçons
Il est clair, cependant, que la Bible ne s’arrête pas après le premier chapitre de la Genèse et que, dans l’Évangile, Jésus ne cesse de ridiculiser les simplifications kitsch des pharisiens, des païens et même de ses disciples. Peut-être y a-t-il deux leçons à tirer de l’œuvre de Kundera. L’une est que l’incroyance ne va pas sans ignorance, et la question est alors de savoir si les chrétiens donnent de leur foi une image assez fidèle à la "légèreté de l’être" qui a caractérisé le Christ, jamais conformiste, appliqué ni emprunté. L’autre conclusion à tirer serait que les besoins spirituels sont irrépressibles et que la dérision ne peut occulter que provisoirement le tragique de la Chute dont les promesses de la foi font ressortir que la charité l’affronte victorieusement sans aucunement l’esquiver.