La solennité de saint Pierre et saint Paul est souvent la date choisie pour les ordinations. Cette année encore, comme par miracle, certains hommes ont donné toute leur vie au Christ chaste, pauvre et obéissant. Ils ne cherchent pas une carrière particulière, ni les honneurs du monde, ni l’argent. S’ils recherchaient l'argent, ils auraient choisi un autre chemin. Ils ne sont pas obsédés par la quête du pouvoir. La dénonciation du cléricalisme, refrain qui tourne en boucle comme un disque rayé depuis des années et a assombri l’enthousiasme des prêtres, ne les concerne que très peu. Nous nous trompons complètement de cible devant les jeunes prêtres et les séminaristes si nous les avertissons essentiellement du danger d’être cléricaux. Il faut surtout leur parler de la beauté et de la joie du sacerdoce. Un homme qui choisit d’être prêtre aujourd’hui manifeste un courage certain qui devrait susciter dans nos cœurs de chrétiens action de grâce et reconnaissance.
Fiers d’être prêtre
Sans prêtres, l’Église ne pourrait tenir. "Laissez une paroisse dix ans sans prêtres, disait le saint curé d’Ars, on y adorera les bêtes." Sans le Pain de Vie et le pardon des péchés, nous serions les plus malheureux des hommes. "En voyant les foules, Jésus fut saisi de compassion, parce qu’elles étaient désemparées et abattues comme des brebis sans berger" (Mt 9, 35). Combien de trésors nous viennent de la main des prêtres, fussent-ils pauvres et imparfaits. L’Église ne peut pas se passer du sacerdoce catholique. Dieu se donne dans leurs mains fragiles. "Ce miracle de nos mains d’argile" comme le dit souvent le père Guy Gilbert, que j’ai la joie de compter comme ami, malgré nos différences.
J’ai été ordonné prêtre il y a treize ans. J’ai l’impression que c’était un autre monde. Ma génération est pétrie du saint pape Jean Paul II qui disait à Notre-Dame de Paris, devant tous les prêtres du diocèse : "Soyez heureux et fiers d’être prêtres." Nous avons été très marqués par Benoît XVI qui a voulu l’année du prêtre en 2009, sous le patronage du saint curé d’Ars, et nous a nourris par une riche et magnifique prédication. Puis il y a eu de tristes révélations, la manifestation de scandales souvent anciens qui ont blessé le corps entier de l’Église et particulièrement l’ordre des prêtres. Sans doute avons-nous perdu, pour une part, la conscience de la beauté du sacerdoce et, chez certains, la joie s’est émoussée d’avoir donné toute sa vie à l’Église.
Le cœur battant de sa vie
Le nombre de séminaristes connaît un effondrement constant depuis plus de dix ans et les chiffres font peine à voir. L’heure n’est pas à l’optimisme un peu niais de ceux qui se contentent de dire que "l’Église en a vu d’autres"... Certes. Mais ce constat ne remplace ni le discernement, ni l’action. Il ne s’agit pas non plus de trouver des boucs-émissaires. C’est un fait, tout simplement, et le réel s’impose à nous. Ils sont peu nombreux, les ouvriers. Jamais ils n'ont été si peu nombreux dans toute l’histoire de l’Église en France. Plus que jamais, il faut prier le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson. Mais il y a une condition pour cela : croire encore à la beauté du sacerdoce catholique et en la nécessité vitale du sacrifice eucharistique. Croire en la possibilité réelle de la chasteté sacerdotale, malgré les difficultés et les combats. Croire, au fond, que Dieu peut combler la vie d’un homme.
Le besoin d’aimer et d’être aimé est le moteur puissant de nos actes. Le prêtre doit se tenir à une "haute température" spirituelle pour se donner à tous sans retenir personne.
"Comment ne pas idolâtrer nos prêtres ?", me demandait un journaliste. Sans doute en les aimant davantage, comme des êtres fragiles et "bien comme tout le monde" mais qui portent en eux le mystère d’un appel et d’une consécration qui les configure au Christ-Prêtre, particulièrement quand ils célèbrent l’Eucharistie et pardonnent les péchés en son Nom. Je n’ai pas besoin qu’on déboulonne ma statue, mais qu’on me donne d’habiter plus pleinement mon mystère. Qu’on m’aide à être un meilleur prêtre. Je dois avouer qu’il m’a fallu du temps pour trouver la juste place, la juste proximité et la bonne distance avec ceux que le Seigneur me confiait, la liberté face au succès et la sérénité face aux ennemis, prompts à vous insulter sans retenue, bien cachés derrière leurs écrans, pour le moindre propos qui ne va pas dans leur sens. Le besoin d’aimer et d’être aimé est le moteur puissant de nos actes. Le prêtre doit se tenir à une "haute température" spirituelle pour se donner à tous sans retenir personne. Dieu doit être le cœur battant de sa vie, comme le fiancé a le cœur rempli de la femme qu’il aime, sinon il s’égarera très vite dans la mondanité, la séduction, l’esprit de comparaison et de jalousie. Plus il vivra en Dieu, plus il sera présent aux hommes, pour être "un pont et un passage pour que toutes les brebis passent", disait saint Jean Paul II.
De pauvres hommes choisi par Dieu
Sans doute les fidèles ont-ils un examen de conscience à poser, quand ils élèvent au pinacle des êtres fragiles et les mettent en danger de tomber dans l’aveuglement de l’orgueil, le syndrome du sauveur et la démesure du pouvoir. "Moi j’appartiens à Paul ! Moi j’appartiens à Apollos !", dit déjà la lettre aux Corinthiens (1Co 3, 4) On en voit certains ne jurer que par un prêtre, comme on parie comme sur un cheval de course. Ils le voient déjà coiffé d’une mitre ou canonisé (ce qui ne va pas systématiquement de pair, vous en conviendrez…). Mais ils vont s’empresser de le piétiner dans l’absence totale de retenue et de miséricorde quand il se rendent compte qu’il n’est finalement qu’un homme, qui peut connaître parfois des chutes ou des égarements. Pour une fois le Tartuffe disait vrai : "Ah ! Pour être dévot je n’en suis pas moins homme." Oui les prêtres ne sont que de pauvres hommes, mais ils sont choisis par Dieu, comme les apôtres qui dans l’évangile sont appelés chacun par son nom. Que les catholiques appliquent à leur conduite l’impeccabilité qu’ils attendent des prêtres, et l’Église sera remplie de saints…
Pourquoi certains continuent-ils de s’engager ? par quelle folie ? Par quel mystère ? "Que ceux qui vont être ordonnés prêtres s’avancent", dit le supérieur du séminaire au début des ordinations. Ces hommes s’enfoncent dans la nef immense, d’un pas ferme. Puis ils s’allongent de tout leur long tandis que nous chantons la litanie des saints. Ils s’allongent comme au jour de leur mort. "Si le grain de blé ne meurt pas, il reste seul. S’il meurt, il porte beaucoup de fruits" (Jn 12, 24). Le peuple entier chante l’Église invisible, l’immense Église du Ciel : saint Pierre et saint Paul, les saints martyrs, les confesseurs, les saints pasteurs et missionnaires... Nous sommes de leur sang et de leur famille. Puis ils se relèvent, comme des ressuscités, avant de recevoir la grande prière de consécration, l’imposition des mains par l’évêque, successeur des apôtres, l’onction du saint chrême qui les configure, de manière particulière, au Christ-Prêtre, pour le service du peuple de Dieu confié à leur garde, qu’ils sont chargés d’enseigner, de sanctifier et de gouverner comme de bons pasteurs à l’image de l’unique Pasteur.
Donner le Seigneur
Ces hommes ne choisissent pas le sacerdoce d’abord parce qu’ils le veulent. Ils répondent à un appel. Ils ne sont pas choisis par le Seigneur par quelque qualité particulière, mais par un mystère incompréhensible. "Parce que c’était moi, parce que c’était lui", disait Montaigne de son amitié pour La Boétie. Je ne saurais dire par quel chemin je suis devenu prêtre. Ce dont je puis témoigner, c’est que le Christ ne m’a jamais déçu, et qu’en Lui ma vie est d’une beauté extraordinaire, déchirante parfois, comme une joie baignée de larmes. Le sacerdoce nous plonge au cœur de la vie et de la mort, à la frontière du Ciel et de la terre, au cœur des joies les plus grandes et dans d’indicibles détresses.
Le prêtre doit devenir une vivante image de la tendresse de Dieu. Il y a quelques jours je suis allé visiter un enfant nouveau-né, Pio, dans sa chambre d’hôpital, qui souffrait de graves malformations cardiaques. Il reposait sur le sein de sa mère. "Je ne poursuis ni grand dessein ni merveille qui me dépasse, dit le psaume. Mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère" (Ps 130). Il était tout enveloppé de tuyaux, d’écrans, de perfusions. J’ai célébré la messe pour lui, avec ses parents, puis j’ai trempé mon doigt dans le Sang du Seigneur et lui ai donné sa première Communion, et sa dernière. Il est mort peu après. Il est entré dans la Vie. Avec un frère prêtre, ami de la famille, nous avons porté en procession le petit cercueil blanc. Nous n’aurons jamais d’enfants selon la chair, mais nous avons conduit ce nouveau-né de la terre des hommes à la Cité de Dieu. "Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons", dit le Seigneur (Mt 10, 8). Je n’ai pas guéri cet enfant, je ne l’ai pas ressuscité. Mais je lui ai donné le Seigneur, dans la gratuité de l’amour de Dieu. Y a-t-il au monde quelque chose de plus grand ? "Que le prêtre est quelque chose de grand, disait le saint curé d’Ars. S’il se comprenait, il mourrait !"