Personne n’aurait pu inventer un scénario pareil. Quelle drôle d’idée d’arrêter et mettre derrière les barreaux… un tableau ? Pourquoi l’emprisonner ? Et surtout, comment les services secrets communistes auraient pu penser un seul instant que leur stratagème pourrait avoir de l’effet ? Car il ne s’agissait pas d’une simple image de dévotion religieuse. Symbole de la foi catholique des Polonais et de la résistance anti-communiste, la copie de l’icône miraculeuse de Notre-Dame de Czestochowa avait suscité un élan spirituel sans précédent en devenant le 20 juin 1966 une prisonnière politique tout à fait à part.
Pour comprendre son impact, il faut revenir aux années 1950, période terrible de la nuit stalinienne, la plus dure que la Pologne ait subie. Le 13 mai 1957, le cardinal Stefan Wyszynski, béatifié le 12 septembre 2021 alors primat de Pologne, se rend au Vatican avec la copie de l’icône de la Vierge Noire de Czestochowa. C’est pour demander au pape Pie XII de la consacrer et donner ainsi sa bénédiction pour la Grande neuvaine nationale qui devait préparer les fidèles au millénaire du baptême de la Pologne.
La pérégrination et la neuvaine nationale
Quelques mois plus tard, l’idée du primat prend forme : le 26 août 1957 commence la neuvaine avec la pérégrination de la copie de l'icône miraculeuse à travers le pays. Cette dernière "rend visite" à chaque paroisse en y restant pendant 24 heures. Pour les fidèles, c'est une fête inespérée. Les rues et les maisons sont décorées pour l'occasion. À l’entrée des paroisses, le tableau est accueilli en fanfare.
Son arrivée est précédée par plusieurs semaines de préparation avec des retraites spirituelles, des confessions et des offices qui lui sont dédiés. Et une fois l’image de la Vierge installée dans l’église, les paroissiens s’organisent pour la veiller jour et nuit. Pas étonnant que dans le contexte des représailles rudes et quotidiennes du régime, les "visites" de Notre-Dame de Czestochowa, symbole de la résistance et de la victoire, suscitent un engouement à la fois spirituel et patriotique de plus en plus grand.
Les services secrets surveillent désormais de près les lieux de son itinéraire. Ils essaient de détourner les gens de la participation aux célébrations.
Le phénomène sans précédent préoccupe le pouvoir qui commence à craindre un impact trop dangereux au sein de la société. Les services secrets surveillent désormais de près les lieux de son itinéraire. Ils essaient, par diverses méthodes, de détourner les gens de la participation aux célébrations. De plus, au cours de chaque trajet de l’icône, la milice arrête la voiture transportant le tableau en forçant le conducteur à prendre une autre route pour que les fidèles qui attendent l’icône le long du chemin initial ne puissent pas la voir.
L'arrestation
En 1966, année du millénaire du baptême de la Pologne, la confrontation entre l'État et l'Église atteint son paroxysme. Voyant qu'il est en train de perdre la bataille contre l'Église, le gouvernement décide d’agir de façon définitive et efficace. La date est fixée : cela sera le 20 juin 1966. Ce jour-là, le tableau se trouve dans la voiture du cardinal Wyszynski, qui doit se rendre à Varsovie, capitale du pays. "Nous avons été arrêtés par les services secrets dans le village de Liksjany, à 18 km d'Ostróda", notera le soir même dans son journal quotidien le primat. "Il y a un champ autour. Une voiture de milice et une moto sont là. Nous devons nous arrêter. D’un coup, de plus en plus de voitures de milice nous encerclent, il y a des motos et des sirènes. Après une heure de discussions futiles, l'action commence", écrira le primat. Quelques prêtres tiennent l’icône jusqu’à une intervention d’un agent qui la récupère et l’enlève de force. "Il y a un hélicoptère qui tourne au-dessus de nous. Nous avons l'impression d'être sur le front de la guerre", notera encore dans son journal Pro memoria le cardinal Wyszynski.
L'emprisonnement
La milice emmène le tableau directement à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Varsovie, sans suivre l'itinéraire avec des arrêts prévus dans des paroisses. Les autorités ne permettent pas que l'icône quitte la ville. Elles l’enferment dans la sacristie de la cathédrale derrière un grillage.
Les moines placent l'icône derrière une grille, et mettent au devant cette inscription explicite : "Voici l’icône emprisonnée par les autorités".
Le 2 septembre le cardinal Wyszynski demande que l’icône soit rendue disponible pour les célébrations du millénaire du baptême de la Pologne qui doivent avoir lieu à Czestochowa. Cinquante fonctionnaires de la milice escortent le tableau au monastère de Jasna Gora à Czestochowa. Les moines la placent dans une chapelle derrière une grille, et mettent au devant cette inscription explicite : "Voici l’icône emprisonnée par les autorités". Ces dernières installent des postes de milice aux portes du monastère. À partir de ce moment, toutes les voitures quittant le monastère seront fouillées, y compris celle du primat de Pologne.
Le cardinal Wyszynski demande aux fidèles de continuer la neuvaine et la pérégrination … du cadre vide de la célèbre image.
Face à cette situation, le cardinal Wyszynski demande aux fidèles de continuer la neuvaine et la pérégrination … du cadre vide de la célèbre image, à travers les diocèses successifs dans le pays.
Ce cadre vide devient rapidement le symbole de la persécution de l'Église et suscite encore plus de ferveur des fidèles en y apportant une signification politique. Sa pérégrination continuera jusqu'en 1972... quand un jeune prêtre, Józef Wójcik, alors vicaire dans une paroisse de Radom (centre du pays) décidera de "libérer" l’icône.
L'évasion
Avant de passer à l’action, il présente son plan secret de vol organisé de l’icône au primat Wyszyński. Celui-ci lui donne sa bénédiction. La libération de l’image va réussir, le 13 juin 1972, grâce à une clef trafiquée et en plus une équipe bien soudée : en effet, le père Wojcik est assisté par un autre jeune prêtre et deux religieuses.
Le tableau est transporté dans sa paroisse de Radom où il est caché pendant plusieurs jours. Il est réapparaît "miraculeusement" le 18 juin 1972, lorsque, lors d’une procession conduite par le primat Wyszynski et le cardinal Wojtyla, futur pape Jean Paul II. Par chance, avec le changement du premier secrétaire du parti communiste et un relatif dégel du régime, les services secrets abandonnent l’enquête sur le vol du tableau.
La pérégrination de l’icône libérée s'est poursuivie sans interruption jusqu'au 12 octobre 1980. Une deuxième pérégrination de la Vierge Noire de Czestochowa est en cours depuis 1985. Sa dernière visite ? Ce 13 janvier 2023 dans un centre pénitencier de Gębarzewo (ouest du pays) dont les détenus ont pu se recueillir et prier 24 heures devant l’icône. Sans doute une présence particulièrement réconfortante de celle qui a connu, elle aussi, l’emprisonnement.