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Aleteia : François publie une lettre apostolique sur Blaise Pascal. Comment ce philosophe du XVIIe siècle parle-t-il aux hommes d’aujourd’hui ?
Jean de Saint-Cheron : Il est assez amusant de constater que le premier pape jésuite de l’histoire publie une lettre apostolique sur l’un des plus fameux adversaires de la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle. Durant ses 39 années de vie, Blaise Pascal a été l’un des plus grands mathématiciens, non seulement de son temps mais de l’histoire, un physicien, un inventeur, un immense philosophe, un écrivain hors norme et un théologien admirable. Quand on lit Blaise Pascal aujourd'hui, sa langue continue de nous parler et son intelligence de nous éblouir.
Si Pascal peut toucher tout le monde, c’est d’abord parce qu’il a bien parlé de nous : quand nous lisons ses textes, nous nous reconnaissons.
En écrivant une lettre sur Blaise Pascal, le pape François a voulu s’adresser à l’humanité au sens large, en dehors même des frontières de l’Eglise, parce que Blaise Pascal est capable de toucher tout le monde et de nous rejoindre dans notre quête de la vérité et du bonheur. Blaise Pascal a écrit que "tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception." Ce qui a fait la célébrité de Pascal, bien davantage que son discours sur la foi et les vérités de la religion, ce sont ses phrases très célèbres sur la condition de l’homme grand et misérable : le roseau pensant, le nez de Cléopâtre et ses conséquences historiques, ou le coeur et la raison (formule particulièrement mal comprise), etc. Autant de formules que nous connaissons par cœur, que nous oublions parfois être de lui. Si Pascal peut toucher tout le monde, c’est d’abord parce qu’il a bien parlé de nous : quand nous lisons ses textes, nous nous reconnaissons. La lettre du Pape est d’abord une invitation à lire Blaise Pascal, à se confronter à son oeuvre, à se mettre à sa suite. Parce qu’il est un bon compagnon, raisonnable, capable de nous entraîner dans sa quête de Celui qu’il appelait le vrai Dieu, Jésus-Christ.
Pascal a beaucoup critiqué ses contemporains, parfois très durement, comme les jésuites contre qui il défendait les jansénistes. Peut-on parler d’orgueil ou de pharisianisme ?
Pascal a la plume acérée, il n’y va pas de main morte. Il a un grand respect pour les athées qui cherchent la vérité de manière sincère, mais il est exaspéré par ceux qui se débarrassent des questions essentielles pour aller jouir dans leur coin parce qu’ils n’ont pas envie de se fatiguer à se demander s’il y a une vie après la mort. Pour lui, il faut être complètement fou pour agir ainsi, parce qu’il en va de leur vie ! Et en cela, Pascal est bien plus proche du Christ lui-même, qui n’hésite pas à élever la voix devant nos hypocrisies, notre paresse, nos égoïsmes, notre peur de regarder la vérité en face. Pascal écrit d’ailleurs que les hommes ont haine de la religion parce qu’ils ont peur qu’elle soit vraie.
"Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point" : que veut dire cette formule que tout le monde connaît mais comprend mal ?
C’est la formule la plus célèbre, sans doute parce qu’elle nous arrange bien dans certains moments difficiles, où nous suivons davantage notre sentiment plutôt que ce qui est raisonnable. On se réfugie alors derrière cette phrase pour dire "j’ai suivi mon coeur". Mais c'est tout l’inverse de ce que veut dire Pascal. Il faut d’abord comprendre ce que veut dire "coeur" dans la philosophie du XVIIe et celle de Blaise Pascal. C’est un organe de connaissance, au même titre que la raison est un organe de connaissance de la vérité. La spécificité du coeur est qu’il nous permet de connaître avec certitude des réalités auxquelles notre raison seule n’a pas accès, parce qu’elles sont trop complexes ou trop grandes pour être appréhendées par notre seule raison. Ce sont par exemple les grands premiers principes indémontrables, comme le fait qu’il y a un temps, un espace, le mouvement. Ce sont des choses dont nous sommes sûrs mais que notre raison ne peut prouver.
Il ne s’agit pas d’opposer coeur et raison, mais simplement de reconnaître que parfois, ce ne sont pas par nos seuls sens et notre intelligence que nous pouvons connaître la vérité, mais par un don qui est fait directement à notre volonté.
Le coeur, siège de la volonté et dont le mode de connaissance est proche de l’instinct intellectuel, est aussi le lieu qui nous permet de connaître Dieu. Mais pas de façon naturelle et instinctive, puisque c’est Dieu par sa grâce qui nous permet de le connaître. La rencontre entre Dieu et l’homme se fait dans cet organe de connaissance qu’est le coeur. Il ne s’agit pas d’opposer coeur et raison, mais simplement de reconnaître que parfois, ce ne sont pas par nos seuls sens et notre intelligence que nous pouvons connaître la vérité, mais par un don qui est fait directement à notre volonté. De là, nous informons notre raison et nous cheminons davantage dans la recherche de la vérité.
Faut-il donc laisser tomber l'intelligence et la raison pour trouver Dieu ?
Il ne faut absolument pas abandonner la raison. Pascal écrit en maints endroits que la grandeur de l’homme réside dans sa pensée, qu’il faut montrer que la religion est aimable et vénérable justement parce qu’elle n’est pas contraire à la raison. Pascal n’oppose absolument pas la foi et la raison, mais il dit que la raison seule n’est pas capable d’arriver à la connaissance du vrai Dieu.
Prenons deux exemples. D’abord, les preuves métaphysiques. Au Moyen-Âge, on a voulu arriver à une preuve de Dieu par le seul chemin de la philosophie. Pascal dit que cela ne marche pas. D’abord parce que cela ne nous permet pas de connaître Jésus-Christ, qui est le seul vrai Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et pas celui des philosophes et des savants. Tout au plus arrive-t-on à la connaissance d’un premier principe conceptuel, mais qui n’est pas le vrai Dieu. Il nous dit ensuite que ces preuves métaphysiques sont trop désincarnées pour convaincre, elles ne correspondent pas à l’épaisseur de notre humanité.
Le deuxième exemple, ce sont les preuves scientifiques. Pascal nous dit qu'elles sont dangereuses pour deux raisons. D’abord, Dieu ne s’impose pas à l’homme. S’il avait voulu qu’on le connaisse clairement et sans voile, il s’y serait pris autrement et ne serait pas resté caché pendant des milliers d’années. En réalité, s’il est caché, c’est parce qu’il y a eu le péché originel, mais aussi parce qu'il nous laisse libre de le trouver. "Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire", disait Pascal. Dieu ne veut pas nous forcer à croire. Autre chose très forte, Blaise Pascal dit que même si nous étions convaincus de l’existence de Dieu par des preuves scientifiques, nous tomberions alors dans le déisme. Ce qui est, selon lui, une chose que le christianisme abhorre autant que l’athéisme.
Pascal a connu la maladie. Qu’a-t-il à dire à notre société qui refuse de voir la souffrance ?
L’une des grandes qualités de Pascal est le réalisme. Il reconnaît que les hommes sont dans une situation très misérable ici-bas. Que non seulement, nous sommes incapables de vérité et de bonheur par nos seules forces, mais qu’en plus nous sommes faibles, malades et qu’à la fin nous mourons. Or nous nous divertissons de penser à de telles réalités, à la tragédie de cette vie. Bien sûr, il sait que sans le divertissement, la vie nous serait insupportable. Mais il reproche au divertissement continuel de trop nous écarter de notre véritable condition que nous devons accepter de regarder en face. Pascal lui-même a connu la souffrance, il a été continuellement malade durant les dix ou quinze dernières années de sa vie.
Il a écrit une prière magnifique pour demander à Dieu le bon usage des maladies, que j’ai intégralement reproduite dans mon livre. Certes le christianisme a horreur de la souffrance parce que nous sommes faits pour le bonheur et la vie éternelle, mais notre condition ici-bas est telle que nous ne pouvons pas échapper à la souffrance. Et très mystérieusement, de la même manière que le Christ a souffert sur la Croix pour nous sauver, nous pouvons, en acceptant et en offrant notre souffrance, participer à notre niveau à l’acte rédempteur du Corps mystique du Christ que nous formons.