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C’est un jour ordinaire au couvent des Petites-Maries de Marseille, l’une des deux maisons visitandines de la ville, qui scolarise des fillettes de la bonne société. Parmi elles, Madeleine Rémuzat, dix ans, d’une famille de la noblesse de robe, née aux Accoules le 29 novembre 1696. À sa naissance, un curieux phénomène s’est produit : bien qu’il fasse grand jour quand elle a poussé son premier cri, le voisinage a vu sur la propriété familiale apparaître une étoile si brillante qu’elle éclipsait le soleil. Certains en ont conclu que cette enfant aurait un grand avenir.
En cours de couture
De grand avenir, la petite ne s’en imagine pas. Très tôt, elle s’est sentie attirée par la vie religieuse. Quelques mois auparavant, elle a été confortée dans sa vocation précoce en entendant le Christ lui dire : "Enfant, donne-moi ton cœur." Elle a dit oui. Cette acceptation spontanée n’a pas fait d’elle une sainte, la suite le prouve. Ce jour-là, donc, Madeleine est en cours de couture chez les religieuses. Dans une corbeille, la Sœur a rangé des pelotes et écheveaux de laine et de soie de toutes les couleurs qui attirent invinciblement Madeleine, fascinée. À la fin de la classe, elle s’empare de l’objet de ses convoitises.
Bien entendu, le vol est vite remarqué et les soupçons se portent sur la fillette, qui nie avec un tel aplomb que les adultes se prennent à douter de sa culpabilité. Madeleine s’en va, ravie de les avoir dupées mais, dans un corridor, elle lève les yeux sur une toile représentant le baiser de Judas. Sous l’image sont inscrits ces mots : "Celui qui voudra me trahir n’aura qu’à user de mensonge." Madeleine se rue à la chapelle, et voilà que, soudain, elle voit distinctement le Christ ployé sous le poids de la croix. Il la regarde et dit : "C’est vous qui m’avez mis dans cet état." Bouleversée, elle avoue sa faute.
Le remède inspiré d’En-Haut
Cette scène inaugure sa vie d’âme réparatrice et de confidente du divin Cœur qui, lorsqu’elle a douze ans, lui demande de lui être fidèle. Madeleine décide néanmoins de quitter les Visitandines, sous prétexte qu’on lui refuse le confesseur de son choix. Ses parents vont certes le lui donner, mais elle découvre vite qu’il ne cèdera pas à ses caprices. Elle se prend pour une grande mystique ? Il refuse de l’écouter et l’astreint à des tâches caritatives banales et matérielles. Cela dure trois ans. Madeleine se soumet, et commence à semer autour d’elle tant de grâces, voire de miracles, qu’il faut admettre la réalité de ses visions et de ses prophéties. À 15 ans, elle veut retourner chez les Visitandines, dans leur autre couvent, celui des Grandes Maries, son directeur de conscience y consent, si elle obtient l’accord de l’évêque et lui assène : "Maintenant, débrouillez-vous toute seule."
L’évêque, arrivé depuis peu à Marseille, est Mgr de Belsunce, d’une famille noble et protestante de Gascogne, qu’il a désespérée en abjurant la foi réformée. Âme fervente, il a découvert, effaré, le navrant état du diocèse, partagé entre incroyants débauchés et jansénistes. Il ne reste pratiquement rien du catholicisme dans ce grand port où domine l’appât du gain et, il le devine, ce sera la perte de la ville. Madeleine Rémuzat lui affirme détenir le remède inspiré d’En-Haut : le culte du Sacré Cœur tel qu’il s’est révélé, dans un autre couvent de la Visitation, à sœur Marguerite-Marie. Le divin Cœur, qui régnera malgré ses ennemis, peut seul lutter contre la desséchante dérive janséniste et la montée de l’athéisme.
Un grand fléau
Mgr de Belsunce autorise l’entrée de Madeleine aux Grandes Maries, où elle prend le voile le 14 janvier 1712 et reçoit le nom de Sœur Anne-Madeleine. Puis, sur son conseil, il fonde, le 17 octobre 1713, l’archiconfrérie de l’adoration perpétuelle du Sacré Cœur. Le mardi gras 1718, alors que les excès du Carnaval battent leur plein, à l’église des Cordeliers où l’on célèbre les Quarante Heures, instaurées en réparation des péchés de cette période de l’année, les adorateurs prosternés devant le Saint Sacrement voient le visage du Christ apparaître dans l’hostie. Ils sont des dizaines témoins de ce miracle eucharistique. Au même instant, à la Visitation, le Christ déclare à Madeleine : "Si les gens ne se corrigent pas, un grand fléau s’abattra sur Marseille."
Cette prophétie se réalise au début de l’été 1720, lorsque les échevins, qui ont armé le navire et ne veulent pas manquer la foire internationale de la Madeleine à Beaucaire, le 22 juillet, laissent débarquer passagers et marchandises du Grand Saint-Antoine, de retour du Liban. L’appât du gain va les perdre, en effet… La peste est à bord. Quelques jours suffisent pour qu’elle se répande dans la ville puis, malgré un confinement très strict mais instauré trop tard, dans toute la Provence, où elle fera des dizaines de milliers de victimes.
Le diocèse est consacré au Sacré Cœur
Mi-octobre, du clergé marseillais, ne restent que l’évêque et douze prêtres. Les autres ont pris la fuite, ou sont morts. Mgr de Belsunce continue pourtant à maintenir l’exercice du culte, se rendre au chevet des malades, soignant, confessant, extrémisant comme un simple vicaire, miraculeusement épargné par le mal. Sœur Anne-Madeleine l’informe des volontés du Christ : consacrer le diocèse au Sacré Cœur et en instaurer la fête, le dimanche dans l’octave de la Fête-Dieu. À cette condition, le fléau cessera. Le 22 octobre 1720, Mgr de Belsunce annonce son intention d’instaurer la fête et, le 1er novembre, pieds nus et la corde au cou, célèbre sur le cours qui porte aujourd’hui son nom une messe solennelle durant laquelle il consacre Marseille et les Marseillais au Sacré Cœur. Une foule immense s’y associe. Seule ombre au tableau, les échevins, jansénistes, ont refusé de participer à la cérémonie.
Dans les jours qui suivent, l’épidémie régresse de façon spectaculaire, semble même disparaître. Est-ce la fin du cauchemar ? Les gens en sont persuadés mais n’en remercient pas le Ciel. Les plus cultivés y voient un phénomène naturel lié au cycle saisonnier, en quoi ils n’ont pas complètement tort car l’hiver voit disparaître les puces du rat, vecteurs du bacille de Yersin. Le petit peuple retombe dans ses fautes. La parenthèse dure plus d’un an. Au printemps 1722, une profanation a lieu dans une église marseillaise ; le Saint Sacrement est jeté au sol, souillé. Quelques jours plus tard, début mai, la peste revient en force.
Ambassadeurs du Sacré Cœur
Anne-Madeleine conseille alors à Mgr de Belsunce de distribuer à travers la ville des scapulaires fabriqués par les Visitandines portant l’image du Sacré Cœur et cette mention : "Halte-là ! Le Sacré Cœur de Jésus est là !" Ceux qui les portent et les placent sur la porte de leur foyer seront préservés du mal. Et c’est ce qui arrive. Fin mai, Mgr de Belsunce pose un ultimatum aux échevins tétanisés de panique, et surtout ruinés car tout commerce est suspendu depuis des mois en raison de la pandémie : "Faire un vœu stable d’aller tous les ans, vous et vos successeurs à perpétuité entendre la sainte messe à la Visitation et y communier, offrir un cierge de cire blanche à brûler devant le Saint Sacrement et assister le même soir à une procession d’action de grâces." Cette fois, personne ne discute et, le 4 juin, tous les représentants de la ville se pressent à l’église et à la procession.
En quelques heures, bien que l’été soit propice aux puces, aux rats et à la multiplication du bacille, l’épidémie cesse totalement. Hormis un bref épisode, anecdotique, en 1920 à Paris, la peste ne reviendra jamais en France. Éperdus de reconnaissance, enfin, les Marseillais se feront, partout où leurs navires les conduiront, les ambassadeurs du Sacré Cœur et de ses grandeurs. Quant à Sœur Anne-Madeleine, sa mission accomplie, elle s’éteindra paisiblement dans son couvent le 15 février 1733.