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Le père Pierre Amar est prêtre du diocèse de Versailles, ancien collaborateur du Padreblog, il vient de publier Prières dans les difficultés (Artège). Il s’est rendu cette année au pèlerinage de Chartres où il a retrouvé de nombreux amis, prêtres et fidèles, habitués ou non de la forme extraordinaire du rite romain. Pour lui, l’Église de France a pris conscience de l’attractivité grandissante de la sensibilité traditionnelle auprès d’un grand nombre de catholiques, y compris dans les paroisses ordinaires où l’on recherche davantage de sacré et de transcendance. Cette prise de conscience "qui change la donne" appelle à vivre la communion ecclésiale "à travers des gestes concrets" et de véritables liens fraternels. Rien ne se fera, dans l’unité de l’Église, sans humilité de part et d’autre.
Aleteia : Vous êtes allé au pèlerinage de Chartres à la Pentecôte. Vous avez publié sur les réseaux sociaux une réflexion à ce sujet qui a eu un large écho. Quelle importance a cet événement à vos yeux ?
Père Pierre Amar : L’Église de France est dans une situation très instable : elle est pauvre et fragile. Quelques jours avant la Pentecôte, une étude révélait que le catholicisme était en passe de devenir la deuxième voire la troisième religion de notre pays. Si cette situation n’est pas très confortable à vivre, pour les prêtres comme pour les fidèles, je crois qu’elle nous invite à réaliser que nos divisions internes sont anachroniques et qu’elles sont un obstacle majeur à l’évangélisation. Pour reprendre une pensée du cardinal Ratzinger : « Nous nous disputons pour savoir de quelle couleur on va repeindre le salon tandis que le toit brûle. » En ce sens, l’effondrement du christianisme dans notre pays peut favoriser une ouverture des intelligences et surtout les cœurs : nous n’avons plus le temps de nous affronter.
Non seulement le "monde tradi" va continuer d’exister durablement, mais en plus il constituera, inexorablement, une part significative de l’Église de France.
D’autre part, si la "question tradi" est chez nous une vieille histoire de famille, je crois que certains événements récents ont été des accélérateurs de cette histoire : les confinements et l’arrêt des messes publiques, l’interdiction de la communion sur la langue dans certaines paroisses, le motu proprio Traditionis custodes et sa mise en œuvre maladroite en certains diocèses ont renforcé la frange la plus traditionnelle du catholicisme. Ce mouvement était vérifié sur le terrain depuis plusieurs mois. Mais il est apparu aux yeux de tous en ce week-end de Pentecôte 2023, à travers le nombre, la jeunesse et le dynamisme du pèlerinage organisé par l’association Notre-Dame de Chrétienté. Même les médias les plus généralistes en ont rendu compte avec impartialité, formant un consensus assez plaisant : grâce au "pélé de Chartres", on a parlé de la fête de la Pentecôte et du Saint-Esprit sur TF1 et BFMTV et pas que sur KTO !
Quelles leçons en tirez-vous ?
Il y aurait sans doute beaucoup de commentaires, d’analyses et de points de vues possibles. Mais il me semble qu’une bonne partie de l’Église de France — et c’est peut-être la grâce de cette fête de Pentecôte qui est par définition la fête de la pluralité — a pris conscience d’une chose : non seulement le "monde tradi" va continuer d’exister durablement, mais en plus il constituera, inexorablement, une part significative d’elle-même. Cette dernière s’explique non seulement par son dynamisme propre mais aussi et surtout par le reflux que vivent les diocèses au même moment. Certes, on se rassure en se disant qu’une proportion non négligeable des pèlerins de Chartres pratique habituellement sa foi dans les paroisses ordinaires, mais force est de constater que le "tradiland" attire beaucoup de jeunes de tous horizons, avides de piété, de sacralité et de transcendance. Dire qu’ils sont nostalgiques n’a aucun sens. D’ailleurs, ils ne comprennent pas le latin et sont absolument indifférents à ce qui peut crisper leurs aînés quand ils assistent à une messe traditionnelle.
Et c’est nouveau ?
Ce qui est nouveau, à mon avis, c’est la perception d’une partie de l’Église institutionnelle qui prend désormais acte de l’existence dans l’histoire longue de cette frange du catholicisme. Comme s’il fallait une bonne fois pour toutes se dire : "Les “tradis” sont là, ils représentent entre 7 et 10% des pratiquants et non seulement ils ne vont pas disparaître, mais ils continuent paisiblement de croître" (je ne parle même pas ici de la galaxie de la Fraternité Saint-Pie X, héritière de Mgr Lefebvre, que le pape François, sans l’admettre à la pleine communion, a réinséré dans la vie de l’Église).
Dès lors que l’on reconnaît l’existence de l’autre, un dialogue peut s’instaurer.
Évidemment, cette nouvelle prise de conscience change la donne. Au sein de l’Église, beaucoup pouvaient légitimement espérer en la disparition progressive de cette frange traditionaliste. Par exemple, la résistance des fidèles traditionalistes au laisser-aller liturgique, théologique et moral des paroisses des années soixante-dix pouvait se comprendre. En revanche, cette "jacquerie" apparaît beaucoup moins légitime en 2023, à l’heure où beaucoup d’efforts ont été faits pour remettre de l’ordre dans la maison. Certains pensaient que plus la messe de Paul VI serait célébrée dignement, sans ajouts ni retraits, sans folklore ni expériences hasardeuses, moins il y aurait de "tradis" ! Mais parce que le mouvement va dans les deux sens, cette logique des vases communicants ne se vérifie pas dans les faits : depuis soixante ans, un monde s’est constitué et n’est pas près de s’éteindre. Il va donc falloir apprendre à vivre avec le "tradiland", ses écoles hors-contrat, ses catéchismes, ses séminaires. Cela peut être profitable pour tous mais ce ne sera pas simple.
Comment faire ? Quelles seraient les étapes suivantes ?
Dès lors que l’on reconnaît l’existence de l’autre, un dialogue peut s’instaurer. Mais pas avant. Et nous en sommes là… Beaucoup d’évêques et de prêtres croient que la parenthèse "tradi" doit être refermée, une bonne fois pour toutes. Mais dans ce cas, soyons logiques : il ne fallait pas permettre aux communautés traditionalistes d’ouvrir des séminaires et des noviciats ! En découvrant que Traditionis custodes concernait "ceux qui ont besoin de temps pour revenir au rite romain promulgué par les saints Paul VI et Jean Paul II", les traditionalistes ont eu le sentiment qu’on les considérait comme une erreur de l’histoire. Cela renforce chez eux un certain sentiment victimaire : un peu comme un enfant qui n’a pas vraiment été voulu par ses parents. Il est là, mais on a du mal à l’aimer ! Et l’enfant ne fait d’ailleurs pas tout pour l’être. Or, "tradis" ou pas, nous sommes le fruit d’une histoire commune.
Il faut voir comment nos différences peuvent non seulement ne plus être séparatrices mais symphoniques.
Cette étape de l’accueil de l’autre ("tu as ta place" ; "tu fais pleinement partie de la famille" ; "je suis heureux que tu existes") devra se traduire par des gestes concrets : si on accepte par exemple de donner aux prêtres de rite traditionnel toute leur place sur le terrain des paroisses et du gouvernement de l’Église. On accueillera alors leur dynamisme comme un défi et une chance pour tous. Il faut également initier un vrai dialogue. Il sera long et difficile, des deux côtés. Il consiste à parvenir à un consensus différencié.
De quoi s’agit-il ?
Que les "tradis" qui nous lisent ne se formalisent pas mais je m’inspire de certaines méthodes du dialogue œcuménique… Il faut voir comment nos différences peuvent non seulement ne plus être séparatrices mais symphoniques. Après tout, si nous confessons la même foi (ce dont je ne doute pas) alors… que pouvons-nous faire ensemble ? Dans mon diocèse de Versailles — assez concerné par la "question tradi" — nous vivons des chemins de croix et des processions communes, des prêtres diocésains célèbrent dans les deux formes, les fidèles se croisent et se fréquentent, s’investissent dans des activités caritatives. Tout est perfectible bien sûr, et je ne suis pas naïf. Mais il semble possible que chacun parvienne à reconnaître que sa façon de faire n’est pas "la" solution, mais "une" solution. Accepter la pluralité suppose une certaine humilité. Avec leurs vingt-trois rites différents, nos frères chrétiens orientaux ont certainement des choses à nous enseigner en ce domaine. Ce n’est certainement pas un hasard si, chez eux, la vie trinitaire semble plus intense. Ils ont une conception davantage synodale et plurielle de l’Église alors que nous autres, les Latins, avons mis l’accent sur le corps mystique et unique du Christ. Pour nous, l’unité est trop souvent l’uniformité. N’y a-t-il pas, comme le souligne l’évangile selon saint Jean, "plusieurs demeures dans la maison du Père" (Jn 14, 1) ?
Il est précieux que les liens fraternels se tissent partout et se cultivent entre prêtres de tous bords.
Je pense aussi aux prêtres des instituts traditionnalistes. Je connais beaucoup d’entre eux. S’ils obtiennent la possession pacifique de leur rite, ne peuvent-ils pas alors manifester leur communion ecclésiale par des gestes concrets ? Certains savent le faire, ont cette délicatesse et cette générosité... et ne perdent pour autant aucun crédit auprès de leurs fidèles. En tout cas, il est précieux que les liens fraternels se tissent partout et se cultivent entre prêtres de tous bords. Nous partageons la même générosité, le même idéal... et les mêmes fragilités. Cette fraternité sacerdotale, au-delà d’éventuelles différences liturgiques, servira la mission et aidera chacun à se souvenir que celle-ci reste première et nécessite une réelle unité des cœurs.
Mais tout cela n’est-il pas une façon d’éviter les polémiques ?
Je crois au sensus fidei [le sens de la foi, ndlr] mis en œuvre et expérimenté dans le sensus fidelium [le (bon) sens des fidèles, ndlr], notamment celui des jeunes générations. Il faut accueillir leur pragmatisme qui ne rentre plus du tout dans nos combats d’hier et qui est capable de vivre une synthèse. Dans la même année, les jeunes "cathos" vont successivement au pélé de Chartres (et sont indifférents aux propos parfois excessifs qu’ils y entendent) puis au forum des jeunes de Paray puis aux JMJ et sont capables de vivre une retraite dans un monastère bénédictin avec chant grégorien et grand silence ! Il faut même reconnaître qu’ils ne sont pas très dociles aux avis des ecclésiastiques. Ils veulent juste pouvoir nourrir leur foi : "Au grand restaurant catho, il y a de multiples menus : je refuse de choisir, je prends tout…" me disait récemment l’un d’entre eux. Je crois qu’ils nous interrogent sans le savoir. En Église, de quel esprit voulons-nous vivre : de l’esprit de Babel ou de l’esprit de Pentecôte ?