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Après avoir travaillé 26 ans en entreprise, Thierry des Lauriers a pris la tête de l'association Aux captifs, la libération, qu’il dirige depuis plus de 10 ans. Cette dernière se met au service des personnes exclues, qu’elles soient sans-domicile fixe, confrontées à la prostitution ou à la drogue, ou encore en situation d’errance. Elle propose une approche fondée avant tout sur la rencontre et l’échange, une "charité à mains nues".
Aleteia : Qu’est ce qui change dans l’approche du service du pauvre proposée par les Captifs ?
Thierry des Lauriers : La profondeur de la pensée de Patrick Giros (fondateur de l’association, ndlr) se manifeste dans le fait d’aller trouver les personnes démunies, "à mains nues", c’est-à-dire sans leur proposer une prestation, pas même un café. Tout cela n'entre pas dans l’interaction. Pour nous, il s’agit de prouver que la relation est possible même sans rien donner, sauf une présence que l’on propose. Nous apportons de l’attention à celui qui est seul. Nous essayons de dialoguer, d'écouter chacun complètement, jusqu'à ses besoins spirituels. L’approche des Captifs consiste à regarder la personne dans son intégralité. Il ne suffit pas de se soucier simplement de son estomac.
L’autre est bien plus que ce que la société en dit. Bien plus qu’un toxicomane, bien plus qu’un sans-domicile fixe, bien plus qu’une prostituée…
L’approche "à mains nues" est-elle accessible à tout le monde ? N’est-ce pas difficile d’aller à la rencontre de ceux qui n’ont rien sans chercher à leur proposer quelque chose de matériel ?
Je le dis avec conviction : tout le monde peut le faire. La première fois que j’ai fait une tournée-rue, je me suis moi-même senti un peu bête. Cela devient bien plus naturel au fil des tournées-rues. C’est une démarche qui suppose indéniablement une posture d’humilité, mais elle demeure accessible à tous dès lors que l’on sait se mettre à l’écoute. Il peut y avoir des rencontres où l’on ne dit rien. Le silence s’invite souvent, et parfois cela suffit. Bien-sûr, il arrive que certains râlent et envoient promener ! Mais la majorité du temps, tous ces exclus ont besoin d’une présence plus que de nourriture ; ils ont soif de cet échange gratuit. D’ailleurs, eux-mêmes le disent. Ils trouvent souvent de quoi manger et dormir seuls, mais ont davantage besoin de se sentir aimés, connus, et reconnus. C’est pour cela qu’il est urgent et nécessaire de prendre le temps d’aimer et de donner gratuitement.
Le bénévolat et l’associatif s’opposent-ils au monde de l’entreprise ?
Je ne crois pas à une rupture entre le privé et l’associatif. Au contraire, je pense que les deux peuvent s’enrichir mutuellement. Dans l’entreprise, il y a une exigence qui est celle de la compétence, et la charité s'appuie sur la compétence chaque fois que nécessaire. Le travailleur social, comme le bénévole apporte son cœur, et une vision qui est celle de ne pas exclure, mais aussi sa compétence et ses talents à la personne qu’il sert. Il n’y a pas d’opposition entre association et entreprise. Inversement, l’expérience tirée du bénévolat est profitable à quiconque travaille dans le privé. En ce sens, réapprendre au secteur privé à prendre le temps d’échanger et de discuter gratuitement est nécessaire. C’est un fondamental que notre époque très moderne a tendance à oublier, tant elle est orientée vers l’efficacité et la productivité. Personne ne prend guère plus le temps de s’arrêter. La loi des 35 heures a été une véritable catastrophe sur le plan humain : désormais, le réflexe de l’employeur est de compter systématiquement le temps réellement travaillé. Le salarié vient uniquement pour produire. Il se passe pourtant bien des choses dans les relations informelles, il résulte de ces moments de rencontre une fécondité inédite. Instiller tout cela de nouveau, se redonner l’autorisation de nourrir des échanges qui ne sont pas liés à la fonction que nous occupons : c’est cela que l’entreprise peut apprendre du bénévolat.
Il faut accepter qu’on ne peut pas être seul à tout faire, accepter de ne pas être le sauveur du monde. Car seul le Christ sauve.
En quoi ces tournées-rues constituent-elles une richesse spirituelle ?
C’est une expérience très personnelle, en réalité. Chacun le vit différemment. Ce qui revient souvent, malgré tout, est que la rencontre à mains nues est une expérience fondatrice. On découvre que l’autre est bien plus que ce que la société en dit. Bien plus qu’un toxicomane, bien plus qu’un sans-domicile fixe, bien plus qu’une prostituée… C’est une personne blessée, mais pleine de richesses. L’échange peut être âpre, mais l’expérience de la rencontre, et parfois de l’impuissance de ces personnes face à leurs propres faiblesses fait grandir en miséricorde. On voit s’ouvrir son cœur.
Est-ce qu’être bénévole a un impact sur notre quotidien en changeant notre regard sur les pauvres ?
J’espère qu’il y en a un ! On est bénévole tous les jours. Même lorsque l’on est dans le métro, que la journée a été longue et difficile, il y a toujours quelque chose à faire. Écouter, donner une pièce, tout simplement sourire ou saluer… C’est une conversion permanente, surtout quand on en n’a pas envie. Nous pouvons aussi tout simplement prier pour la personne, la confier avec humilité à la Vierge Marie, par exemple. Il faut accepter qu’on ne peut pas être seul à tout faire, accepter de ne pas être le sauveur du monde. Car seul le Christ sauve. On ne peut parfois pas faire autrement que de manifester sa présence par un sourire, un bref échange, un bonjour. Il s’agit simplement de changer le regard et la disposition du cœur, pour apporter la tendresse du Père dans différentes situations.
Quels sont les passages de l’évangile qui vous inspirent pour accomplir cette mission ?
Avant tout le chapitre 4 de l’évangile selon saint Luc, notamment son verset 18, puisqu’il a inspiré le nom et la mission de notre association (Lc, 4.18) :
L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés.
La libération de la captivité s’opère tout d’abord à travers l’annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres, mais au-delà de cette annonce verbale, elle se traduit par des actes concrets : chez nous, ce sont les tournées-rues. Et puis, le mot "captifs" nous renvoie tous à nos propres limites : nous sommes tous prisonniers du péché, salariés, bénévoles, gens de la rue, et nous nous retrouvons dans cette humanité.
J’aime aussi beaucoup le chapitre 25 de l’évangile selon saint Matthieu, avec le célèbre passage du Christ disant à ses disciples : "Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait." Je pense qu’il nous rappelle qu’avant toute chose, nous rencontrons des personnes, qui ont leur propre histoire, leur individualité. Il est important de ne pas instrumentaliser les pauvres en disant qu’on sert Jésus. Il nous faut avant tout les aimer tels qu’ils sont avec leurs vies, leurs choix, leurs faiblesses et ensuite, Jésus nous révèle, lors du jugement dernier, (ou avant ! ), que c'est Lui que nous avons servi !