Une exigence morale pour le bien commun
Le jeune Thomas More avait déjà beaucoup écrit sur la menace de tyrannie, un état dans lequel l’autorité d’un seul réduit le reste de la population à la soumission silencieuse. Devenu député à trente ans, il avait convaincu la Chambre de s’opposer à une levée d’impôt royal jugé abusif, au risque de sa liberté personnelle.
Pour More, la liberté de conscience est avant tout une exigence morale de souci du bien commun, qui implique d’être désintéressé plutôt que de faire prévaloir sa pensée personnelle.
Écrivain, il avait ensuite imaginé ce pays de nulle part, l’Utopie, où les sages habitants avaient créé une république parfaite, égalitaire et généreuse, où l’on avait aboli l’argent et la propriété privée. More rêvait en Utopie d’institutions vertueuses où chacun était persuadé qu’œuvrer pour le bien commun garantissait le bonheur de tous. Pour More en effet, la liberté de conscience est avant tout une exigence morale de souci du bien commun, qui implique d’être désintéressé plutôt que de faire prévaloir sa pensée personnelle.
Thomas More était rapidement devenu l’ami et le conseiller du roi Henri VIII, apprécié pour ses connaissances et sa droiture. Cette haute position entraînait la redoutable responsabilité de satisfaire aux désirs du roi et cependant de préserver sa liberté de conscience. Lorsque le roi voulut annuler son mariage avec Catherine d’Aragon, pour espérer avoir un successeur d’une autre union, il comptait sur l’appui de son ami Thomas, qu’il avait nommé chancelier d’Angleterre, ce qui aurait emporté l’adhésion de tout le pays. Hélas, More ne pouvait approuver le divorce de son souverain, qui avait déjà bénéficié d’une dispense du pape pour pouvoir épouser la veuve de son frère. Comment demander aujourd’hui une annulation de cette dispense et même une annulation du mariage ? C’est pour respecter l’exigence de sa conscience que Thomas More, de façon répétée, refusa d’approuver le roi.
Coupable de haute trahison
Comme on le sait, Henri VIII trouva cette solution radicale pour résoudre la situation : se séparer le Rome, et se proclamer chef de l’Église en Angleterre, quitte à subir l’excommunication. Il plaçait par là-même Sir Thomas dans une position intenable. En tant que chancelier, More devait expliquer au Parlement la décision du souverain, qu’il n’approuvait pas, sans pouvoir exprimer sa pensée. Les souhaits formulés par More en 1523 étaient devenus plus qu’utopiques. De monarchie éclairée, l’Angleterre avait basculé dans la tyrannie. Lorsqu’en 1532, les évêques anglais acceptèrent de reconnaître le roi plutôt que le pape comme chef de l’Église, More choisit de démissionner. Ils furent très peu, à peine une poignée d’hommes, à refuser les exigences du roi, qui alors demandait que chacun vienne signer un acte où il se revendiquait chef de l’Église.
Certains prônaient de signer pour la forme et de garder son opinion pour soi. Ils rappelaient que tout sujet doit obéissance à son souverain. Et l’obéissance à Dieu ? Ne vient-elle pas en premier, arguait More, qui ne voulait pour rien au monde mettre son âme en danger de damnation. Face aux fausses sollicitations, More déclare : "Je n’ai jamais l’intention d’accrocher mon âme au dos d’un autre homme, pas même au dos du meilleur homme que je connaisse encore en vie ; car je ne sais pas où il lui prendrait l’idée de m’emmener."
Son refus de signer l’envoie à la Tour de Londres où il reste quinze mois, réitérant son choix à maintes reprises et espérant la clémence du roi. Le 1er juillet 1535, on le déclare coupable de haute trahison car il a, par son silence, exprimé sa malveillance envers la couronne. Il est condamné à la peine des traîtres — pendaison, éviscération et démembrement — mais la clémence du roi arrive à temps pour commuer cette peine en simple décapitation. Thomas More meurt sur l’échafaud le 7 juillet 1535. Il avait réussi à préserver sa liberté de conscience, et donnait sa vie pour elle.
La voix de Dieu en nous
Pourquoi faudrait-il obéir à sa conscience, selon Thomas More ? Si l’on définit aujourd’hui la conscience comme "l’autorité morale intérieure, ce qui, en nous, nous juge et nous guide", More a pu lire chez Sénèque que la conscience est cet "esprit sacré" qui nous habite, ce que confirment certains Pères de l’Église, pour qui la conscience est "la voix de Dieu en nous". Ainsi, chez More, ce guide moral intérieur qu’est la conscience, ne souffre pas de dérogation opportuniste.
Il est une exigence, totalement à l’opposé d’une fantaisie personnelle, ou d’une subjectivité revendiquée, comme ce qu’il croit lire chez Luther. Dans les lettres qu’il écrit en prison, More parle de sa conscience en ces termes : "Le respect de mon âme, l’intégrité de mon esprit." Pourtant il n’accuse pas son entourage de ne pas se comporter comme lui, car, dit-il, "je ne donne à personne aucun motif de défendre une opinion plus qu’une autre et n’ai jamais donné de conseil à qui que ce soit pour choisir un parti plutôt qu’un autre".
À ceux qui lui demande de simplement changer sa conscience, puisqu’elle lui donne tant de scrupules, il répond qu’elle est un impératif, un sentiment qu’il se sent impuissant à ignorer sous peine de damnation. Or More était habité par l’espérance du ciel et n’aurait pu en aucun cas, renoncer à cette espérance.