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Le couronnement qui a eu lieu à Londres il y a une dizaine de jours, le 6 mai, a pu passer pour une curiosité anachronique. Il peut néanmoins susciter quelques réflexions. Le décalage est en effet provocant entre la pompe (spectaculaire) de l’événement et l’autorité (toute théorique) qu’exerce le monarque en son royaume — sans compter les quatorze autres pays membres du Commonwealth (l’ancien Empire britannique) qui ne sont pas des républiques et dont il est aussi non seulement le chef d’État, mais encore le souverain.
La monarchie au secours de la démocratie
Or Charles III ne règne pas, en ce sens qu’il n’intervient pas dans la vie politique là où son effigie figure sur les timbres postaux et sur la monnaie, et qu’il gouverne encore moins. Le sens du mot "roi" (ou "reine") a changé. Ce n’est plus une personne investie à vie du pouvoir suprême sur un territoire donné. Certes, elle ne reçoit toujours pas du peuple sa distinction mais en hérite et la transmet à un de ses descendants, selon un ordre de succession prédéterminé, à son décès ou en abdiquant. Soit dit en passant, c’est là un signe que la monarchie n’est plus un régime soumis au bon plaisir d’un seul qui l’a arbitrairement obtenu, mais suit des règles et obéit à une certaine rationalité, établie bien en amont.
Le paradoxe est qu’aujourd’hui, la royauté est un des meilleurs garants de la démocratie tout en y restant extérieure, voire étrangère. C’est manifeste au Royaume-Uni, mais également ailleurs en Europe : Belgique, Pays-Bas, Scandinavie (Danemark, Suède, Norvège), Espagne… Le président français ou américain est politiquement bien plus puissant que les monarques de ces pays. Et l’on voit, un peu partout dans le monde, que l’élection populaire n’est pas une garantie infaillible contre la tyrannie autocratique. Certains présidents sont aussi despotiques et dynastiques que bien des rois d’antan. La signification de "président" a changé elle aussi, et la différence avec "roi" tend à se brouiller.
Continuité au travers des circonstances
La question est dès lors de savoir en quoi cette solution bâtarde d’un souverain qui ne décide et ne dirige pas grand-chose s’avère au moins équivalente, voire préférable (et en bien des cas sans contestation massive) à celle des républiques où le président (homme ou femme) ne gouverne pas et n’est là que pour un mandat de quelques années. Une première réponse est probablement qu’un chef d’État à vie incarne discrètement une permanence, une stabilité dans la durée, une continuité que les circonstances ne remettent pas en cause en variant sans cesse.
Un attachement peut ainsi se développer à la longue, du fait d’une présence ininterrompue et pourtant non envahissante dans le paysage. Cette proximité est étonnante : le faste inhérent à la fonction éloigne, mais en isolant, il rend visible de tous. Celui ou celle qui est ainsi mis à part en raison de sa naissance, et non de mérites propres dûment reconnus, peut devenir une référence commune. La personnalité du monarque renforce le lien à la mesure où il apparaît fidèle à sa mission, nettement plus serviteur que maître, et décidément non partisan, s’attirant un respect qui répond à celui qu’il montre vis-à-vis des libertés individuelles et publiques.
Un président peut être sans famille, mais pas un roi
De surcroît, le principe héréditaire donne de l’importance à sa famille, où les relations (bonnes et moins bonnes) n’ont rien d’exceptionnel, ce qui contribue à faire de lui ou d’elle quelqu’un qui n’est pas humainement si différent. Par comparaison, l’entourage d’un président-potiche, obscur politicien placé là pour un temps à la suite de compromis, est bien moins intéressant. Et même les proches d’un élu qui règne quasiment et en tout cas paraît omnipotent tout ne passionnent pas autant (sauf scandale) que les princes et princesses. Tout cela parce qu’un chef d’État républicain n’existe publiquement que grâce à sa fonction, tandis que son ascendance, son conjoint et sa descendance ne comptent que très marginalement.
Les liens du sang, l’héritage du passé et les aspirations à une certaine pérennité suffisent-ils à justifier le service que rend encore la monarchie ?
Il convient dès lors de se demander si les liens du sang, l’héritage du passé et les aspirations à une certaine pérennité suffisent à justifier le service que rend encore la monarchie. Pour autant qu’il y a là quelque chose qui échappe à la rationalité pragmatique et qu’une psychologie collective n’explique pas complètement (puisque d’autres formules fonctionnent, notamment avec un président décoratif et provisoire), il est impossible d’exclure que joue un facteur non entièrement "mondain", que l’on peut dire spirituel, voire mystique.
Du sacré dans le politique
La cérémonie qui a eu lieu à l’abbaye de Westminster était un couronnement. Or on aurait pu parler d’un sacre, dans la mesure où les rites ont comporté, en plus de proclamations, serments et acclamations, des prières et une onction, et où c’est l’archevêque-primat de l’Église nationale et de toute la communion anglicane qui a coiffé Charles III de la tiare royale. Ce qui survit là est une figure à la racine de la civilisation : celle du roi-prêtre. Celui que le corps social reconnaît comme son chef, c’est-à-dire la tête qui lui confère son unité et son identité, l’inscrit en même temps dans un univers plus vaste, qui n’est pas que physique. Son rôle n’est pas purement politique, il est aussi sacerdotal et requiert une consécration.
Bien entendu, dans un contexte sécularisé, cette dimension est quelque peu occultée. Elle ne peut toutefois pas être escamotée et subsiste à travers l’apparat monarchique et jusque dans les grandes paraliturgies dont les états laïcs, voire athées, savent ne pas pouvoir se dispenser. Ce qui frappe ici est le caractère œcuménique et même interreligieux de l’événement. Y ont participé des représentants de tous les cultes pratiqués là où le roi couronné est le souverain. Il a gardé le titre de Defensor fidei, décerné pour avoir réprouvé Luther à son prédécesseur Henri VIII avant que celui-ci rompe avec Rome. Mais ce qu’il défend à présent est la liberté religieuse, et non une orthodoxie — sauf celle de l’Église anglicane qui entend désormais ne rien imposer et respecter toutes les croyances et dont il demeure le "gouverneur suprême".
Servir n’est pas seulement plaire
On aurait tort de voir là du laxisme, car c’est l’approfondissement de la foi instauré par Dignitatis humanæ de Vatican II. Ce libéralisme pose néanmoins deux problèmes s’il devient un absolu. Ce qui est reconnu commun peut d’abord se réduire à un minimum insignifiant, car s’en trouvent légitimées des divergences, si ce n’est des oppositions frontales, entre non seulement religions et Églises chrétiennes, mais encore au sein de la communion anglicane elle-même, aux niveaux doctrinal (par exemple sur le mémorial de la Cène) et disciplinaire (spécialement sur l’ordination de femmes à la prêtrise et jusqu’à l’épiscopat, ainsi que sur le mariage homosexuel). Les tensions ne sont pas surmontées, et simplement refoulées.
Le second inconvénient d’une tolérance sans fondement hors d’elle-même est sa sensibilité aux vents des modes. Une illustration éloquente en est le plat offert à la cour pour festoyer après le couronnement : une quiche aux épinards, aux fèves et à l’estragon, sans lardons. C’est diététique, végétarien, écologique… Mais on n’en redemande pas. La monarchie a sans doute besoin, pour continuer à être acceptée et même appréciée, d’être en phase avec l’époque. Elle aurait cependant tort d’oublier que sa raison d’être vient de plus loin et n’est pas de plaire, mais de servir en invitant à s’affranchir de la sujétion aux goûts et dégoûts du moment.