Soixante années de sacerdoce, plus de quarante dans les armées dont trente ans auprès des légionnaires. Les états de service du père Yannick Lallemand, 86 ans, posent le personnage. Et quel personnage ! Le padre Lallemand, comme on aime affectueusement surnommer les aumôniers militaires, fait partie de ces figures qui ne laissent pas indifférentes les personnes qui les côtoient. Ce dimanche 30 avril, à Aubagne (Bouches-du-Rhône), il va remonter la voie sacrée du 1er régiment étranger avec la main articulée en bois du capitaine Danjou à l’occasion de la 160e commémoration de Camerone, combat mythique qui s’est déroulé au Mexique le 30 avril 1863. La Légion étrangère y gagna ses lettres de noblesse par le sang et dans l’honneur grâce au courage et au sacrifice de légionnaires. Accablés par la chaleur et torturés par la soif, ils restèrent fidèles à la parole donnée et résistèrent avec bravoure aux soldats mexicains infiniment supérieurs en nombre.
Seule une poignée de légionnaires a survécu, ramenant en France la main de bois de leur capitaine. Chaque année lors de la fête de Camerone, un homme est ainsi désigné pour porter cette "relique". "C’est un grand honneur qui est fait à celui qui la porte", reconnaît volontiers le père Lallemand. "À Camerone il y a 160 ans, le capitaine Danjou a levé sa main articulée vers le Ciel et tous ont fait le serment d’aller au bout de la mission. Ils ont fait le serment de combattre jusqu’à la mort pour accomplir leur mission", reprend-t-il. "Cette main que je vais porter dimanche, c’est le résumé du combat mené à Camerone pour l’honneur de la France mais cela répond aussi à tous les Camerone qui ont eu lieu partout dans le monde où les légionnaires ont accompli leur mission jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice ultime de leur vie." "Et puis", confie-t-il dans un sourire, "la main c’est bien sûr celle du chef qui dirige mais aussi celle qui nourrit, qui sert, qui sait être pleine de tendresse. La main est l’un des instruments que Dieu utilise pour agir et servir."
Qui est donc le père Yannick Lallemand ? Ordonné prêtre en 1963, il reste six ans au diocèse de Poitiers avant d’entrer dans l’aumônerie militaire. D’abord auprès des chasseurs alpins de Chambéry et de Bourg Saint-Maurice. Puis ce sont les parachutistes du 3e RPIMa et en 1975 la Corse, auprès de deux régiments de la Légion étrangère. "Ça a été une grande chance de commencer avec les chasseurs alpins car ils m’ont mis en forme physique pour la suite ce qui m’a toujours permis de partager la vie très sportive de tous nos régiments", assure-t-il. Avec ces hommes, dont il a charge d’âme, il partage le quotidien, les joies et les épreuves. Les sauts en parachute bien sûr – le padre ne les compte même plus – mais aussi les marches dans le maquis, les exercices de nuit… "Comment connaître les jeunes légionnaires, comment les accueillir, les soutenir ?", interroge le père Lallemand. "C’est bien simple : en étant avec eux dans l’avion lorsqu’ils font leur premier saut, en opération lorsqu’ils éprouvent leur première peur…". Et de reprendre : "Si le Christ était-là, à votre avis, quel moment choisirait-il pour être avec eux ?".
Ces moments délicats, sensibles, le padre en a vécu de nombreux. Ce 17 mai 1978 en fait partie. "Je marchais avec le groupement opérationnel de la Légion à Bonifacio, dans le maquis corse, dans le lit d’un torrent à sec", se souvient-il. "Aucune communication ne passait. En sortant de ces gorges, le responsable de la radio m’a dit que j’étais attendu d’urgence. Nous sommes arrivés à 21h à Calvi, au 2e régiment étranger de parachutistes. On m’a tout de suite dit d’aller à l’infirmerie du régiment." Là, il apprend que le régiment va partir mais la destination n’est pas encore connue. Ce qu’il ne sait pas encore c’est qu’au même moment, au Zaïre, dans la province du Katanga, des rebelles venus d’Angola ont pris la ville minière de Kolwezi et ont commencé à massacrer sauvagement Africains et Européens indifféremment. "À l’infirmerie, le médecin chef m’informe que je vais partir comme brancardier et que je dois prendre dans ma musette tout ce qu’il faut pour des blessés éventuels en cas d’accrochage. Il m’a demandé si je voulais prendre une arme mais j’ai répondu que non, je faisais confiance au bon Dieu et à mes légionnaires." Dans sa musette, il ajoute également ce qu’il faut pour célébrer la messe.
La sirène retentit pendant la nuit. L’opération Bonite est déclenchée. Au petit matin, à peine posé sur l’aéroport de Kinshasa, il embarque dans le premier avion avec le médecin chef et le chef de corps, le colonel Erulin, "le médecin des corps et le médecin des âmes", sourit le père Lallemand. Il effectue son saut à 220 mètres d’altitude, soit extrêmement bas, et atterrit sur un cadavre. "Il y avait des cadavres partout, et cette odeur de corps en putréfaction… C’était affreux." Depuis huit jours, des massacres ont en effet eu lieu dans tous les quartiers de cette ville de 100.000 habitants. Les premiers tirs commencent. 700 légionnaires sont ainsi directement largués sur l’ennemi en deux vagues, sans appui ni renforts. À la nuit tombée, le 2e REP tient le centre de Kolwezi. "C’était une belle opération mais nous avons quand même eu cinq morts." Brancardier, le père Lallemand aide les blessés à boire, à manger, il lave les treillis plein de sang. Mais il est surtout au milieu et avec ses légionnaires. Sans cercueil, ce sont donc des parachutes ventraux qui serviront de linceuls. Il célèbre la messe dans les jardins de l’hôtel Impala.
L'aumônier rappelle au soldat qu’il y a quelqu’un qui l’aime par-dessus tout et que ce quelqu’un s’appelle Jésus.
À quoi sert l’aumônier lors de ces opérations extérieures ? "Il rappelle au soldat qu’il y a quelqu’un qui l’aime par-dessus tout et que ce quelqu’un s’appelle Jésus", répond simplement le père Lallemand. "L’aumônier est l’homme qui écoute, qui ne cherche pas le moindre avantage et qui sait parler aussi bien au chef comme au plus jeune. Il est l’homme de tous, indistinctement. Il essaye simplement de donner une présence de Jésus dans sa simplicité, sa pauvreté, dans un langage qui s’adresse à tous."
Affecté ensuite au 1er régiment de chasseurs parachutistes de Pau, il part au Liban en 1983. "Beyrouth, ça a été ma croix", confie-t-il après quelques secondes de silence. Ce n’est pas lui qui devait initialement partir mais un jeune aumônier. Une chute malheureuse en parachute de ce dernier et une entorse du genou en décideront autrement. Qu’à cela ne tienne, le père Lallemand, toujours prêt à répondre à l’appel, s’envole pour le pays du cèdre avec les parachutistes de son unité qu’il connaît bien pour avoir sauté de nombreuses fois avec les tout jeunes brevetés. Ils atterrissent sur une plage de Beyrouth à partir de chalands, l’aéroport étant fermé à cause de la guerre. Dans la capitale, les militaires s’installent dans des immeubles à moitié détruits. "La compagnie de mon régiment de Pau s’est installée dans un bâtiment de huit ou dix étages", se remémore-t-il. Le premier mois se passe bien, chacun travaillant sans relâche à sécuriser la zone. Le père Lallemand quant à lui fait la tournée comme à son habitude des postes avancés, une trentaine au total, et passe deux-trois jours avec chaque cellule. "Je donnais un coup de main pour remplir les sacs de sable afin de sécuriser les bâtiments."
Mais un dimanche matin, le 23 octobre 1983, alors qu’il prépare son homélie pour la messe dominicale, il entend une première explosion. Puis une deuxième trois minutes après. Deux voitures suicides lancées par une milice ont frappé des contingents occidentaux. "Le général est arrivé jusqu’à ma tente et m’a dit : “On a perdu le Drakkar. Le Drakkar n’est plus”", se rappelle encore le prêtre. En arrivant sur place, il ne voit que des ruines fumantes de ce qu’est devenu le bâtiment. "Je me souviens de l’odeur de béton, d’un nuage, on ne voyait rien. Mais surtout je savais que sous ces tonnes de béton il y a avait mes parachutistes que je connaissais par leurs prénoms, j’étais là quand ils ont été brevetés à Pau. On avait fait tellement de choses ensemble ! Tous ces gamins ensevelis…". Des décombres, avec leurs pelles individuelles, les quelques soldats présents et valides réussissent à en dégager une douzaine, ceux qui étaient à leur portée. "Nous entendions les blessés appeler au secours sous les décombres mais nous ne pouvions rien faire." Pendant cinq jours, il est resté près d’eux. "Il fallait que j’encourage tous ceux qui criaient, qui souffraient, je savais qu’ils étaient dessous, vivants." Il les a donc accompagnés de sa voix jusqu’à ce que leurs voix s’éteignent. «Le temps de faire venir de plus grands moyens, nos jeunes n’étaient plus vivants. Ces jeunes, je les avais accompagnés lors de leurs sauts en parachute, dans leurs marches. Ça a été ma croix de voir ces corps sans vie défiler devant moi au moment du déblaiement. Ils étaient mes gamins, mes enfants."
Chaque nuit j’allais passer une heure avec eux. Je caressais les cercueils, je relisais les prénoms et noms de ces jeunes qui m’étaient tellement familiers. Je pleurais à chaudes larmes.
Le bilan est de 58 morts. Le temps que le rapatriement des corps ne s’organise, le père Lallemand les veillera chaque nuit. "Quand les corps ont été identifiés et installés dans des cercueils, ils ont ensuite été installés à une trentaine de mètres de là où je dormais. Chaque nuit j’allais passer une heure avec eux. Je caressais les cercueils, je relisais les prénoms et noms de ces jeunes qui m’étaient tellement familiers. Je pleurais à chaudes larmes." Lors de la cérémonie d’adieu, il prononce un message d’espérance. "Le Christ aussi est mort. Mais vient ensuite la résurrection et la vie éternelle. Je rappelle toujours ainsi que la vie ne se termine pas ici, sur terre, mais qu’elle continue au-delà de la mort."
Quatre mois plus tard, on retrouve le père Lallemand au Tchad dans le cadre de l’opération Manta. Pays pour lequel il décide de quitter l’aumônerie militaire. En 1987, il devient prêtre Fidei donum, c’est-à-dire envoyé en mission dans un autre pays. Pendant dix ans, il se met ainsi au service des Tchadiens. "Quand j’ai été envoyé au Tchad la première fois, j’ai rencontré plusieurs tchadiens chrétiens qui n’avaient pas vu de prêtre depuis dix ans !". Entendant cela et se mettant à l’écoute de l’Esprit saint, il répond à ce nouvel appel. "J’ai laissé mes légionnaires et j'ai pris contact avec l’évêque du Tchad", raconte-t-il. Confessions, baptêmes, eucharistie, construction de chapelles… Il sillonne le nord du pays, "un territoire aussi grand que la France", afin de partager le quotidien de ces chrétiens.
De retour en France après dix ans, il retourne à l’aumônerie militaire et à la Légion étrangère qu’il ne quittera plus jusqu’à son adieu aux armes en 2018. Une cérémonie au cours de laquelle il est fait légionnaire d’honneur. Le général Jean Maurin, alors commandant la Légion étrangère, aura ses mots d’une profonde justesse : "Il est difficile de dissocier chez vous le soldat du prêtre, tant dans votre vie les vertus de l’un se sont nourries de celles de l’autre. ». Et le général de reprendre : "C’est d’ailleurs ce qu’écrivit si bien l’un de vos chefs de corps, recevant un jour la redoutable mission de vous noter, et qui trouva cette phrase salvatrice, mais sonnant ô combien juste : “La sainteté est entrée dans la Légion.”"
"Ma vie, finalement, a été une vie d’action de grâce", conclut simplement le père Lallemand. "J’espère avoir mis en terre pas mal de semence de vie divine là où je suis passé. Mais je ne suis pas un saint, je suis en marche, avec mes qualités et mes défauts." Un pas cadencé, lent mais sûr, qui résonnera avec force ce dimanche 30 avril sur la voie sacrée à Aubagne, maison mère de la Légion étrangère.