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Au sein du temps de la Passion, parce que nous sommes habitués et que nous connaissons déjà la fin de l’histoire, il nous semble toujours que nous aurions procédé autrement que les apôtres maladroits et aveugles, que nous aurions su à la fois défendre le Maître et défaire ses ennemis. Notre prétention ne serait que risible si elle ne révélait en fait un pan de notre âme souvent laissé dans l’ombre, celle d’où monte une petite voix lancinante qui susurre à notre oreille que nous savons bien mieux que Dieu ce qui nous est nécessaire.
À vouloir transformer le monde, on finit par en oublier l’essentiel : le salut de l’âme.
Cette arrogance rejaillit sur tous les domaines de notre existence et abîme tous les pouvoirs, comme le prouve suffisamment l’état du monde politique. Nous ne sommes pas différents des trois piliers de l’Église dormant et ronflant au Jardin des oliviers, des apôtres trahissant ou s’enfuyant les uns après les autres lors de l’Arrestation, de Judas vendant le Maître qui l’avait déçu, des pharisiens et des scribes qui voulaient couronner un roi guerrier ou un messie glorieux. En fait, le rêve des hommes pécheurs a toujours été de vouloir changer le réel avec des moyens radicaux et violents. À vouloir transformer le monde, on finit par en oublier l’essentiel : le salut de l’âme.
La fable du Voleur
Le prêtre et poète argentin Leonardo Castellani rapporte cette belle fable du Voleur sortie de son imagination féconde :
On avait dérobé quelques chèvres à un propriétaire de Champaqui. Il écumait de rage en jurant ses grands dieux qu’il aurait la peau de ceux qui l’avaient volé. Il alla voir le curé Brochero et lui promit de lui offrir un agneau pour ses œuvres s’il priait pour l’aider à retrouver les coupables. De retour dans sa ferme, il trouva un magnifique puma sur son lit qui le dévisageait d’un air féroce, en faisant claquer sa langue rose entre ses crocs. Plus jaune qu’un citron, le paysan balbutia : “Glo-glorieux et très-très saint cu-curé Brochero, je t’ai promis un agna-un-agneau pour trouver le voleur, maintenant je te promets un tau-tau-un-taureau pour l’ôter de ma vue !” Cette petite fable est à l’usage de ceux qui veulent “tout changer”, qui rêvent de chambardements extraordinaires et qui s’imaginent qu’il est facile de “châtier les coupables” et de “récupérer des biens mal acquis” ("Que devons-nous faire ?", édition augmentée du Verbe dans le sang).
Nos choix pour bouleverser l’ordre des choses ont le plus souvent des conséquences désastreuses. Révolution après révolution, l’homme contemporain ne comprend toujours pas qu’il fait fausse route. L’illusion de Judas se poursuit. Et lorsque, pris de regret ou remplis d’effroi, nous voulons faire marche arrière, il est trop tard pour rendre les pièces d’argent qui furent le prix de notre orgueil et de notre perfidie. Il ne sert à rien de promettre un taureau pour être délivrés du mal dont nous sommes la cause.
Remplacer le spirituel par le politique
Même dans ce qui regarde le spirituel, la tendance, depuis quelques décennies, fut de le traiter comme du politique, d’où l’échec retentissant. Castellani note, à la suite de son conte paysan : « Quand un politique va au martyre, il échoue immanquablement. Un politique a l’obligation de triompher. Seul le prêtre a l’obligation d’échouer… car le prêtre, quand il échoue bien, triomphe à sa manière. Mihi vivere christus est et mori lucrum. « Pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir un gain » (Ph 1, 21). Cela est vrai aussi de tout baptisé conformé au Christ par son baptême.
Cette composante sacerdotale devrait protéger chacun de la tentation d’utiliser des moyens humains pour régler les problèmes du monde mieux que Dieu ne le fait. Judas a beau se tordre les mains et implorer les prêtres et les docteurs de la loi : la machinerie qu’il a déclenchée ne peut s’arrêter et il sera broyé du même coup. Il rend l’argent mais il ne peut récupérer son âme rongée par la désespérance : "Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il était condamné, fut touché de repentir et reporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres et aux anciens, disant : “J’ai péché en livrant un sang innocent.” Mais eux lui répondirent : “Que nous importe ? Vois toi-même.” Alors ayant jeté l’argent dans le temple, il se retira et alla se pendre" (Mt, 27, 3-5).
Voilà donc l’aboutissement des rêves de gloire et de pouvoir, rêves qui partent parfois d’un bon sentiment mais toujours dévoyé. Refuser l’humiliation de Dieu dans l’Incarnation, par la Passion et par la Croix, est se condamner à suivre les traces de Judas embarrassé par sa bourse de deniers, de Pierre encore englué dans sa lâcheté avant le chant du coq, des autres apôtres calfeutrés à Jérusalem pendant que le Maître sauve le monde, non selon leurs plans, mais selon l’humilité divine qui est toute-puissance. L’homme pense que tout peut se résoudre avec des "affaires". Certes, le commerce et l’argent régentent ce monde, mais ils ne peuvent le recréer ni le délivrer de ses maux. Léon Bloy remarquait avec feu :
Être dans les Affaires, c’est être dans l’Absolu. Un homme tout à fait d’affaires est un stylite qui ne descend jamais de sa colonne. Il ne doit avoir de pensées, de sentiments, d’yeux, d’oreilles, de nez, de goût, de tact et d’estomac que pour les Affaires. L’homme d’affaires ne connaît ni père, ni mère, ni oncle, ni tante, ni femme, ni enfants, ni beau, ni laid, ni propre, ni sale, ni chaud, ni froid, ni Dieu, ni démon. Il ignore éperdument les lettres, les arts, les sciences, les histoires, les lois. Il ne doit connaître et savoir que les Affaires (Exégèse des lieux communs).
Les méthodes divines
Ah ! Si Dieu nous laissait les mains libres, nous saurions arranger les affaires du monde ! Nous serions plus expéditifs et plus efficaces qu’Il ne l’est, pensons-nous vaniteusement. Tout serait réglé en un rien de temps puisque nous sommes persuadés que l’humanité se divise en deux camps : les bons et les méchants. Nous ne prendrions pas de pincettes et nous ne chercherions pas de circonstances atténuantes pour réserver leur dû à ceux qui ne sont pas conformes à nos jugements et à nos normes.
Nous sommes adroits et passés maîtres dans cet art des solutions rapides, expéditives et écrasantes. Georges Bernanos, sans illusion, relevait l’habitude suivante :
Sur les routes, dans les wagons, dans les cafés, ce qui frappe d’abord c’est l’extravagante virtuosité logique et verbale de tous. À mieux écouter, malheureusement, on observe que cette virtuosité ne s’exerce jamais que sur un très petit nombre d’idées pratiques et simplistes, une camelote d’idées à la fois ingénieuses et inutilisables, qui font penser à ces petites machines vendues jadis sur les boulevards et dont le camelot seul savait se servir (Français si vous saviez…).
Lorsque nous regardons agir les apôtres durant la vie publique de Notre Seigneur, avant qu’ils ne fussent remplis du Saint-Esprit, nous constatons qu’eux aussi manient des idées simplistes et qu’ils voudraient bien réduire à néant les opposants du Maître, sans autre forme de procès.
Souvenons-nous de Pierre qui dégaine l’épée et coupe l’oreille du serviteur du grand-prêtre lors de l’arrestation au Jardin des olives :
Alors Jésus lui dit : Remets ton épée en son lieu, car tous ceux qui se serviront de l’épée périront par l’épée. Penses-tu que je ne puisse pas prier mon Père, et qu’il ne m’enverra pas à l’heure même plus de douze légions d’anges ? Comment donc s’accompliront les Écritures, disant qu’il doit en être ainsi ? (Mt 26, 52-54).
Alors laissons l’épée de notre langue au fourreau, ainsi que nos idées toutes faites, nos rêves illusoires de transformer le monde à notre façon, et utilisons plutôt les méthodes divines, toutes ciselées de patience, de pédagogie, de fermeté miséricordieuse.