L’humilité de la fin de vie
Ce qui frappe d’abord dans cette rencontre, c’est l’immense humilité de la vieille religieuse. "Que diriez-vous à un jeune de 20 ans ? Quelle est votre plus grande joie ? Quelle est la recette du bonheur ?" La réponse de sœur André est à chaque fois la même : "Je ne sais pas !" À 20 ans, on sait. À 60 ans, on croit savoir. À 100 ans, on sait qu’on ne sait pas. Mais à 118, on ne sait plus !
Le courage et les pauvres
La question de Vianney et de Foucauld se fait plus pressante : "Que diriez-vous aux jeunes de 20 ans ?", sœur André répond : "Il faut aimer le Bon Dieu !" et puis "Il faut qu’ils aient du courage. Car on exige beaucoup d’eux !" Une nouvelle fois, la question lui est posée, au passé, pour essayer d’obtenir quelques détails : "Que disiez-vous aux jeunes quand vous vous occupiez d’eux ?" Et l’ancienne éducatrice de répondre : "D’être sérieux et d’agir en conséquence. De ne pas faire des bêtises au-delà de leurs forces, et de soulager les pauvres qui n’en peuvent plus…"
Le souvenir du fruit défendu
Et puis mystérieusement, celle qui avait consacré sa vie aux jeunes se risque à une digression. Elle raconte un autre souvenir : "Les garçons étaient polissons mais gentils. On allait se promener. Nous étions allés dans un champ où il y avait des noisettes et ils ont rempli leurs poches. Le patron du jardin l’a su et dit “rendez mes noisettes, videz vos poches” ! Ils l’ont fait raisonnablement et sans rouspéter. Si bien que le propriétaire le lendemain est venu leur donner un sac plein de noisettes." Sœur André n’a pas expliqué pourquoi elle avait voulu raconter cette histoire. Était-ce un encouragement à l’honnêteté ? Une illustration du "Demandez, et vous recevrez" ? Pour ma part, je formule une autre hypothèse.
Quel que soit l’âge de notre grand voyage, il reste toujours une vieille histoire qui nous reste au travers de la gorge.
Quelle que soit la longueur de sa vie, à la fin des fins, que reste-t-il ? Les souvenirs s’effacent, la science s’estompe… mais à la toute fin, il reste la mémoire du vol d’un fruit défendu, comme au tout début du récit de la Genèse ! Saint Augustin fit lui aussi le récit d’un vol de poires, dans ses Confessions. Tout comme le père Paphnutios, au IVe siècle, qui raconte l’aveu d’un vieillard pour illustrer le repentir et la componction d’une conscience pure : "Quand j’étais petit, avec d’autres enfants nous menions paître des vaches ; et ils allèrent voler des figues ; et comme les enfants courent, une figue tombe, et je la pris pour la manger ; et quand je m’en souviens, je m’assois pour pleurer" (Apophtegma, 37). S’il pleure — toute une vie — pour une figue, à peine volée… combien plus, nous-mêmes devrions le faire pour nos péchés !
Quel que soit l’âge de notre grand voyage, il reste toujours une vieille histoire qui nous reste au travers de la gorge, la pomme mal digérée qui fit notre chute, et l’annonce de notre Salut : celui d’un Rédempteur qui nous nourrit, et habite, au palais de notre bouche, un peu au-dessus… de la pomme d’Adam !
À Dieu, sœur André
Maintenant sœur André : vous ne savez plus, vous voyez. Maintenant, le courage de votre vie a certainement été couronné, car "on a beaucoup exigé de vous". Vous voyez bien que le Bon Dieu ne vous avait pas oubliée !
Maintenant, sœur André, vous avez retrouvé votre frère, André justement, à qui vous aviez emprunté le prénom quand vous êtes devenue religieuse, parce que celui-ci doutait de votre vocation. Vous avez retrouvé aussi votre sœur jumelle, morte quand vous aviez 18 mois. Quelles retrouvailles après 117 ans de séparation ! Reposez en paix au Paradis des noisettes, des poires et des figues !