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"J’ose déclarer que si le Père n’avait pas avoué avoir commis les faits qui ont été dénoncés et la doctrine par laquelle il les justifiait, j’aurais cru à une machination diabolique de ses ennemis" (L’Affaire, p. 511). Parmi les centaines de documents et témoignages de l’enquête historique sur les frères Philippe commandée par les dominicains à Tangi Cavalin, cette phrase s’impose à celui qui n’explore jamais le mal passé sans y découvrir son propre examen de conscience. Elle est écrite par le père Paul Philippe, "assurément le personnage central de cette histoire" (p. 506), le seul, peut-être, à avoir durablement tenté de faire obstacle aux nuisances de Thomas Philippe, ainsi qu’à l’ordination sacerdotale de son complice Jean Vanier.
Paul Philippe avait pourtant toutes les raisons de tomber dans le piège comme les autres. Entré chez les dominicains trois ans après Thomas Philippe, il le retrouve à Rome où ils enseignent tous les deux, avant de devenir amis proches, unis dans la ferveur thomiste. Malgré leur absence de liens familiaux, ils pouvaient même voir dans leur patronyme commun un encouragement de la Providence à leur amitié. Frères en onomastique comme en religion. Heureusement, la fraternité inclut parfois la correction.
Une fausse querelle doctrinale
"J’aurais cru à une machination diabolique de ses ennemis", dit donc le futur commissaire du Saint-Office. Il pointe parfaitement le levier principal de la stratégie des frères Philippe et de leur groupe d’initiés pour faire fi des sanctions romaines ou pour les discréditer, lorsqu’ils n’arrivaient pas à les dissimuler entièrement. Le jugement des rapports médicaux était pourtant sans appel : convaincu du bien-fondé de ses théories érotico-mystiques délirantes, Thomas Philippe était inguérissable et récidiverait sûrement, si on lui laissait la marge de manœuvre nécessaire.
Dans “L’Affaire”, nul bouc émissaire, aucun coupable idéal, pas non plus de solutions simplistes ou d’appel illusoire à une Église débarrassée du mal.
Tangi Cavalin repère judicieusement l’élément le plus efficace de cette stratégie d’enfumage : ramener toute accusation sur les faits commis à une querelle doctrinale, pour faire de tout adversaire un moderniste menaçant. Les dominicains du Saulchoir et la province de France en général firent les frais de cette stratégie bien huilée. Marie-Dominique Philippe suivrait plus tard la même tactique, désignant comme infidèles à la pensée de saint Thomas tous ceux qui ne communiaient pas dans l’admiration pour les "petits gris".
Précisons que l’enquête se garde de toute moraline rétrospective. Tangi Cavalin signale à raison que le rôle de l’historien n’est pas de porter un jugement moral ou judiciaire. Dans L’Affaire, nul bouc émissaire, aucun coupable idéal, pas non plus de solutions simplistes ou d’appel illusoire à une Église débarrassée du mal. L’historien, comme le théologien, sait qu’il n’est pas toujours aisé de séparer le bon grain de l’ivraie. Bien des grands esprits du XXe siècle, d’ailleurs, furent des soutiens ponctuels soit de l’oncle Thomas Dehau, initiateur de la fausse mystique de ses neveux, soit de l’un ou l’autre des pères Philippe : Jacques Maritain, Yves Congar, Ambroise-Marie Carré… Après coup, il paraît aisé de s’insurger contre les santo subito des obsèques de "Marie-Do", devant deux mille personnes dont le maire de Lyon, le garde des Sceaux... et les caméras de KTO.
Prudence de rigueur
Au lieu de se complaire dans les réquisitoires rétrospectifs sommaires, L’Affaire a le grand mérite de présenter le dossier dans toute sa complexité. Aux index accusateurs, l’enquête historique préfère les faits abondamment vérifiés, les sources confrontées les unes aux autres et les aveux d’ignorance quand des pièces manquent. Avec délicatesse, l’auteur tait même certains noms, quand il n’a aucun moyen de savoir si les éventuels descendants vivants sont informés du rôle joué par leur ancêtre dans "l’affaire". Comme historien, Tangi Cavalin déplore au passage le "besoin né des révélations récentes d’organiser rationnellement la complexité du passé afin de remonter jusqu’à une faute originelle" (p. 242). Rappel utile à ceux qui prétendent, par exemple, que l’héritage spirituel familial ou le culte marial explique tout. Rappelons d’ailleurs qu’il y eut de fort bons dominicains parmi tous les Dehau-Philippe qui rejoignirent l’Ordre.
La meilleure ruse des frères Philippe, redisons-le, fut de tout placer sur le plan de la doctrine
Pour qui espère tirer quelques leçons de cette histoire aux mille recoins, la prudence est donc de rigueur. Un enseignement aussi simple que crucial se dégage toutefois de la lecture. C’est celui que Paul Philippe dût admettre dans la douleur : les "machinations diaboliques" ne se trouvent pas seulement, comme on le voudrait, chez les adversaires ; la vérité se découvre souvent à contrecœur et, en l’occurrence, à contre convictions ; qui veut vivre sans compromission ni aveuglement doit être prêt à marquer parfois contre son camp.
La meilleure ruse des frères Philippe, redisons-le, fut de tout placer sur le plan de la doctrine : les attaquer était toujours plus ou moins donner raison à leurs ennemis progressistes et mettre ainsi l’Église en danger. Les conservateurs ont-ils été leurs dupes privilégiées ? Peut-être, mais la faute fut largement partagée par leurs adversaires, tombant dans le piège du soutien à des supposées victimes du Saint-Office, toujours perçu comme injustement inquisitorial. Ainsi les années soixante verront-elles fleurir des aveuglements au nom de la miséricorde, en lieu et place des cécités pour doctrine irréprochable des années cinquante.
La rhétorique de l’humilité
Parmi les événements que Tangi Cavalin juge cruciaux pour replacer les familles Dehau-Philippe dans le contexte ecclésial de leur temps, il y a la perte des États pontificaux en 1870, traumatisme dont on peine à mesurer l’ampleur aujourd’hui. De là une volonté familiale permanente de "sauver l’Église" et, une fois la victoire des anticléricaux manifeste, la recherche permanente de paradis préservés : Eau vive pour les élites intellectuelles, puis Arche pour les plus fragiles.
En cela, l’art de la manipulation manifeste une impressionnante capacité de rebond. Après le public de thomistes vigilants, place aux handicapés mentaux, qu’on présente soudain comme des frères en humiliation à cause des puissants : "Cette figure de l’inversion, Thomas Philippe saura parfaitement se l’approprier lorsque, après sa condamnation par le Saint-Office, à son retour en France, il usera et abusera de cette rhétorique de l’humilité, de la petitesse, de la pauvreté, en la rendant encore plus crédible qu’auparavant, à l’Eau vive, dans le projet communautaire avec les personnes handicapées de l’Arche" (p. 299).
Humilité, petitesse, pauvreté... Si pervertis que puissent être ces mots, ils suggèrent en dernière analyse une leçon d’espérance. Plus que la capacité à voir le mal dans le camp qu’on est tenté de soutenir, plus que le danger de toute réduction de la vie de l’Esprit à une guerre de tranchées entre ennemis irréconciliables, plus même que le fameux mot de Pascal sur celui qui "fait la bête" en croyant pouvoir "faire l’ange", nous garderons une simple maxime latine de cet itinéraire en terrain vicieux. Nos excuses à l’auteur et à son équipe, trois mots pour résumer sept cents pages : Corruptio optimi pessima. "La corruption du meilleur engendre le pire."
Une autre famille
La raison de ce choix étonnera peut-être, mais tant pis. À la lecture de cette enquête dont l’arrière-plan couvre cent cinquante ans d’histoire, un étrange rapprochement entre les familles Philippe et Martin vient à l’esprit. Est-ce seulement à cause de ces patronymes tout simples qui sont aussi des prénoms, quelles que soient par ailleurs les différences de statut social ? Non, car il y a d’autres convergences plus signifiantes.
La famille Dehau-Philippe, comme celle de "la petite Thérèse", vit sa foi dans une Église perçue comme assiégée par les changements politiques et sociaux ; les uns et les autres font de la famille, oncle compris, un refuge où mieux vivre l’Évangile ; les Philippe comme les Martin connaissent ensuite des vocations multiples (cinq religieuses d’un côté, "une dynastie dominicaine" de l’autre), dans une volonté d’œuvrer au salut du monde… Mais ces rapprochements invitent surtout à ne pas confondre le meilleur et sa corruption en pire.
Chez sainte Thérèse, l’abandon confiant à Dieu ne court-circuite pas les médiations humaines, l’obéissance d’une religieuse ne devient pas soumission aux fantasmes de son directeur spirituel, la proximité avec la Vierge n’autorise pas à se croire son unique porte-parole. Le "directoire spirituel" rédigé dès 1956, pour accompagner les religieuses de Bouvines qui avaient subi l’influence — et pour certaines les déviances sexuelles — de Thomas Philippe, le disait très bien.
Tangi Cavalin le résume ainsi : "Dans le domaine pratique, les remèdes préconisés aux religieuses peuvent être regroupés en trois catégories : en premier lieu, il faut renoncer à une approche passive et infantile de la direction spirituelle et de l’oraison comme abdication de toute volonté et de tout discernement ; en second lieu, renouer avec le sens de l’Église en substituant à la méditation des lettres de Thomas Philippe celle de la Bible et des autres sources spirituelles de la tradition (Pères de l’Église, saints) ; enfin, retrouver la présence de Dieu dans la vie contemplative en tournant le dos “aux souvenirs d’un passé révolu” [...]" (p. 636). Précieuse mise au point, qui montre à quel point l’Église peut toujours trouver en elle les antidotes à ses propres égarements.
Hommage à l’amour de la vérité
Ne pas chercher dans la famille une faute originelle qui expliquerait tout, disait-on. Ce qui est frappant, dans cette affaire, c’est que le propre petit frère de Thomas et Marie-Dominique, Pierre Philippe, lui aussi dominicain avant de quitter l’Ordre en 1964, aida le délégué diocésain auprès des communautés religieuses, le chanoine Gérard Huyghe, à élaborer ce "directoire spirituel". Chez lui, malgré ses propres difficultés à vivre la chasteté, nulle complaisance envers les déviances de ses frères utérins et, surtout, nulle justification mystique de son infidélité à ses vœux.
Comment conclure cette plongée dans beaucoup de zones sombres, traversées parfois par un peu de lumière ? Il est certes tentant de faire sien le commentaire d’une lectrice d’Aleteia : "Les livres sur les frères Philippe (L’Affaire) et sur l'Arche (Emprise et Abus : Enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et L'Arche, Frémur, 2023) qui continuent à faire partie des meilleures ventes... Quelle tristesse ! Il n'y a pas mieux à lire ? Cela fend le cœur !"
Après lecture des deux livres en question, on peut toutefois ne pas adhérer à ce regret, tant les deux enquêtes mettent indirectement en garde contre tous les pièges qu’elles évitent elles-mêmes parfaitement (voyeurisme, raccourcis, anachronismes, règlement de compte…). Leur honnêteté intellectuelle et leur hauteur de vue rendent un hommage à l’amour de la vérité que bien des ouvrages pieux ignorent. Cela n’empêche pas de suivre la lectrice amère dans son appel à lire, aussi, d’autres livres. À ces deux enquêtes remarquables qui dévoilent bien des dangers de la vie spirituelle, œuvre fort salutaire, il est bon d’ajouter des lectures qui fassent resplendir la splendeur de la Vérité, envers lumineux de toutes les formes de corruption du meilleur. Signalons à cette lectrice qu’un livre sur Thérèse Martin, Éloge d’une guerrière, figure aussi parmi les meilleures ventes. Cela réjouit le cœur !
Pratique :