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En ce printemps italien de 1856, toutes les filles de Spolète rêvent en cachette de Francesco Possenti, le fils si séduisant du gouverneur de cette cité des États pontificaux. Il faut reconnaître qu’à 17 ans, Francesco a le parfait profil du séducteur tel qu’il est peint dans les romans dont il se délecte : des yeux "comme des étoiles", un teint de marbre, des cheveux aile de corbeau, la beauté d’une statue antique … Grand sportif, c’est un chasseur passionné, et parfois imprudent, doublé d’un danseur infatigable qui anime à lui seul les bals et les soirées. "Le Danseur", c’est d’ailleurs ainsi que l’ont surnommé ses camarades du collège des jésuites, agacés des précoces succès de ce jeune dandy.
Un programme tout tracé
L’adolescent semble heureux de cette existence insouciante à laquelle son père ne s’oppose pas. Resté prématurément veuf pour s’occuper seul d’une famille très nombreuse, treize enfants, même si la mortalité infantile et juvénile viendra régulièrement emporter l’un ou l’autre, le gouverneur Possenti est tenu à Rome pour un modèle de vertu chrétienne et de fidélité au souverain pontife alors que Pie IX doit faire face aux tentatives de déstabilisation révolutionnaires et à la politique d’unification italienne qui veut la suppression des États de l’Église. Sante Possenti est un excellent catholique mais, ayant déjà donné un fils à Dieu, entré chez les dominicains, il estime avoir fait son devoir et ambitionne pour ses autres enfants d’honnêtes établissements dans le monde où l’on peut, après tout, très bien faire son salut. S’il surveille Francesco, afin de lui éviter "les mauvaises fréquentations", il verrait d’un bon œil les précoces fiançailles du garçon avec une demoiselle bien née, bien élevée, et pieuse, qu’il épouserait une fois achevées ses études de droit. Un programme qui agrée à Francesco, puisqu’il a déjà jeté son dévolu sur une jeune fille.
Ce choix, pourtant, est-il si assuré ? Depuis des années, une autre voie se présente parfois à lui. Tantôt, il brûle de s’y engager, tantôt, il s’en écarte, effrayé. L’appel divin se fait entendre, insistant, mais il fait la sourde oreille. Pourtant, à maintes reprises, la Providence lui a rappelé brutalement la fugacité de cette vie, et le peu d’intérêts des plaisirs mondains qu’il aime tant.
Des signes étonnants
Né le 1er mars 1838 à Assise, l’un des premiers postes préfectoraux de son père, ce qui explique son prénom de baptême, Francesco a été tôt confronté à la mort. Celle de plusieurs de ses frères et sœurs d’abord, puis celle de sa mère. Lui-même, de santé fragile, a connu de rudes alertes. À quatorze ans, il a souffert de douleurs abdominales si violentes que le médecin a cru à une crise d’appendicite, mal qui ne se soigne pas encore. Tordu de douleurs, il a juré d’être à Dieu s’il guérissait. Quelques heures plus tard, il était debout. Erreur de diagnostic plutôt que miracle, probablement, et son confesseur comme son père lui ont dit de ne pas attacher d’importance à une promesse faite dans un instant de panique, donc sans valeur. Francesco a été trop content de les croire et de n’y plus penser. Il y a eu d’autres signes, étonnants, comme cet accident de chasse, récent, où, tombé dans un fossé, son fusil dans les mains, il a failli s’envoyer en pleine poitrine une décharge mortelle. Avoir vu ce jour-là la mort de si près l’a laissé rêveur, puis il s’est efforcé de n’y plus penser.
Fin mai 1855, sa sœur aînée, Maria Luisa, vingt ans, qui a remplacé près de lui leur mère disparue, s’est, le jeudi de la Fête-Dieu, sentie très mal. Francesco, à sa demande, est pourtant parti à la procession. Quand il est rentré, Maria Luisa était morte, emportée par l’épidémie de choléra qui, plusieurs mois durant, va dévaster Spolète et interdire plaisirs et réunions dans la cité confinée. Très ébranlé, Francesco se remet à penser à ce qu’il fait de sa vie et, au terme de ses réflexions, annonce à son père qu’il va tenir sa promesse de jadis et se donner à Dieu. Peut-être chez les jésuites. M. Possenti a modérément apprécié la nouvelle et impose à son fils une réflexion d’un an au moins. Francesco accepte.
Une lumière foudroyante
Le 22 août 1856, comme tous les ans à l’occasion de la fête du cœur immaculé de Marie, l’on processionne à Spolète derrière "la Sainte Icône", antique image de la Vierge réputée miraculeuse. Alors que la Madone passe à sa hauteur et qu’il s’agenouille pour la vénérer, Francesco la voit soudain tourner les yeux vers lui, le regarder longuement avec une expression qu’il ne pourra jamais oublier et entend distinctement ces mots : "Francesco, tu dois entrer en religion et te consacrer à la pénitence." La lumière se fait, foudroyante. Dans ce monde abandonné à ses plaisirs, où la loi de Dieu est bafouée, où, à l’instar de Satan, nul ne veut plus servir ni obéir, il faut des âmes pour se donner entièrement au Christ, racheter leurs propres fautes et celles des autres. Cela, ce n’est pas dans la Compagnie de Jésus que Francesco le trouvera. Une image s’impose à lui : le terrible habit, terrible pour son poids, son inconfort, sa rudesse, qui en font une pénitence continuelle car les religieux de l’Ordre ne l’enlèvent ni jour ni nuit, marqué de la Croix, des Passionnistes, petite congrégation fondée au siècle précédent par Paul de la Croix, béatifié en 1853. Les Passionnistes sont pauvres, astreints à une vie d’une rare rigueur, qu’ils passent à méditer la Passion et le mystère de la Croix.
Lorsque Francesco annonce à son père qu’il entrera chez eux, M. Possenti oppose un non qu’il veut définitif mais qui ne le sera pas, car sa piété finit par l’emporter sur ses angoisses paternelles. En 1856, Francesco est admis au noviciat de Morovalle, y prend l’habit et reçoit pour nom de religion "Gabriele de l’Addolarata", Gabriel de Notre-Dame des sept douleurs, qui couronne son ancienne dévotion à la Vierge de Pitié. Le noviciat est si dur que sa famille tente, une fois encore, de le décourager. Lors d’une visite de son père et de son frère, Gabriel répond à leurs supplications : "Est-il permis d’abandonner un maître aussi aimable que Notre Seigneur Jésus Christ et une maîtresse aussi tendre que Marie ?"
Une soif jamais apaisée de renoncements
Le 27 septembre 1859, il fait profession, demande à cette occasion "la grâce de mourir jeune" et de tuberculose afin d’avoir le temps de se voir partir et d’offrir ses souffrances. Ses supérieurs lui font ajouter cette précision : "Si cela est pour la plus grande gloire de Dieu." Le jeune homme est alors envoyé dans la maison que l’ordre possède à la montagne, à Isola del Gran Sasso. Pendant les trente mois qui lui restent à vivre, il s’applique à suivre à la lettre une règle qu’il ne trouve pas assez austère, s’inventant des pénitences que ses supérieurs finissent par lui interdire, l’accusant de succomber à l’orgueil, cultivant des fleurs pour l’église et surtout pour l’autel de la Vierge, gagnant le surnom de « jardinier de Notre-Dame », réfrénant ses goûts et aspirations personnels, dans une soif jamais apaisée de renoncements. Sa seule joie est de parler de l’Eucharistie, du Ciel, de saint Joseph et de Marie, sans cesse présente à sa pensée. Lorsque les autres s’inquiètent, Gabriel rétorque invariablement : "Dieu y pourvoira ! Vous verrez que Maman y pensera !" "Maman", c’est sa Mère du Ciel dont il affirme : "Si nous compatissons à ses douleurs, Elle compatira aux nôtres et, à la dernière heure, viendra visiblement à notre chevet nous assister."
La dernière heure viendra tôt : Gabriel s’éteint, au terme de la longue et pénible agonie qu’il réclamait, à l’aube du 27 février 1862. Quelques années, et de nombreux miracles, suffiront à lui donner une gloire universelle. Béatifié en 1908, canonisé par le pape Benoît XV en 1929, il est patron des novices et des séminaristes et copatron de l’Action catholique.