Déjà du temps de Voltaire
Déjà en 1755, le désastre de Lisbonne ébranla dans toute l’Europe la rationalité croyante. Voltaire s’en mêla avec un brio indigné, mais aussi le jeune Kant. Il était exigé des optimistes disciples de Leibniz qu’ils expliquent comment le Créateur, supposé parfait, tout-puissant et bon, avait pu tolérer que son œuvre se déglingue aussi fâcheusement. Et les rabat-joie pressés de voir dans cette calamité un châtiment divin imposant pénitences et soumission se voyaient sommés de préciser ce que ces malheureux Portugais avaient fait de pire que les autres pour encourir un tel courroux, à la fois d’une ampleur ravageuse hors du commun et ciblé, donc sélectif mais sans motif identifiable et au bout du compte scandaleusement arbitraire.
Les catastrophes dites naturelles restent incompréhensibles de nos jours. Les scientifiques étudient comment elles se produisent, mais n’y discernent aucun dessein et ne savent pas les prévoir ni les empêcher. Ils peuvent seulement en atténuer les effets dévastateurs, par exemple avec des constructions conçues pour supporter les secousses. Le défaut de précautions préventives dans les zones reconnues à risque permet alors de désigner des coupables, selon le besoin assez bien répertorié de bouc émissaire dans une crise. Mais ces accusés n’ont pas déclenché le cataclysme, et dénoncer leur incurie criminelle ne permet pas de rendre l’humanité responsable de maux qui l’accableraient en punition de sa foncière outrecuidance.
L’indifférence du monde : tendre ou pas ?
C’est une différence notoire avec les débâcles écologiques redoutées (voire prédites) par de doctes autorités, qui tendent à faire apparaître l’homme comme une espèce singulièrement destructrice et finalement nuisible, et du coup à plaider pour une assez radicale décroissance démographique, économique et technologique. Les dérèglements climatiques et environnementaux ont pu faire conjecturer, à la suite des intuitions notamment de l’Anglais James Lovelock (mort en juillet dernier le jour de son 103e anniversaire), que la Terre est un gigantesque organisme vivant et sensible, bien que sans intelligence ni émotions.
On s’éloigne là de la "tendre indifférence du monde" dont la perception justifiait une paradoxale révolte apaisée chez l’anti-héros à la dernière page de L’Étranger de Camus. La "nature" est souvent ressentie comme une mère bienveillante, mais s’avère parfois une impitoyable marâtre. Le défi demeure que toute vie est mortelle, ou plus exactement ne se perpétue qu’en se transmettant sans que, selon toute apparence et connaissance, ce (ou ceux) qui en est (ou sont) bénéficiaire(s) et porteur(s) puisse(nt) la conserver indéfiniment. Il s’avère que l’espèce humaine est pratiquement la seule à en avoir plus ou moins conscience et en conséquence à refouler ou gérer tant bien que mal l’angoisse qui en résulte.
Quand la Révélation stimule la pensée
C’est ainsi que ce problème devient philosophique et même théologique, puisqu’il porte le questionnement en amont du concret éprouvable et rationalisable : au niveau métaphysique ou surnaturel. Les mythes apparus depuis la préhistoire au sein de chaque civilisation ont fourni diverses interprétations, dont beaucoup contiennent une incontestable sagesse. Cependant, aucune (et pas même les idéologies soi-disant post-religieuses des XIXe et XXe siècles) n’est allée aussi loin que la révélation judéo-chrétienne, qui a de surcroît stimulé la pensée en introduisant deux idées jusque-là inédites : d’une part un Dieu unique, personnel et transcendant, et d’autre part la perspective d’un Salut non pas imposé ni garanti, mais offert, sollicitant la volonté et proposant de la soutenir de façon aussi nécessaire que suffisante.
La première invention (au sens de découverte), si l’on s’en contente, conduit au simple déisme et bute sur l’incompatibilité entre la toute-puissante bonté du Créateur et l’indéniable présence active du mal dans le monde. La seconde avancée surmonte la difficulté, en laissant entrevoir d’un côté des aspects inattendus de la source de tout être et vie, de l’autre l’origine de ce dont il s’agit de délivrer l’homme et la manière dont cela peut s’accomplir. Pour le dire en deux mots, au risque de la caricature et d’approximations, la Vie dans sa plénitude — la vie divine — consiste à se donner entièrement, sans contrainte extérieure et sans rien perdre.
Liberté dévoyée en autonomie
C’est une dynamique qui, selon la Tradition chrétienne (laquelle en est d’ailleurs elle-même animée), a comme son "moteur" dans les échanges réciproques qui personnifient (si l’on peut dire) le Père, le Fils et l’Esprit. Ensemble, chacun à sa place unique et sans y être plus forcés qu’ils ne le sont dans leur réciprocité, ils font sortir du néant l’univers (cosmos) et tout ce qui le "meuble" et l’habite sans que rien n’y soit figé, et le confient aux humains faits "à l’image de Dieu". Pour lui ressembler, ceux-ci sont appelés à lui rendre ce qu’il leur donne, afin que ce soit transmis avec et comme lui — ce qui requiert une liberté qui ne peut être un acquis, puisqu’elle ne s’exerce pleinement que dans le renoncement à se l’approprier.
Le Père a dépêché son Fils pour qu’il partage à fond la condition déchue de l’humanité sans cesser d’être lui-même.
De fait, cette liberté est aujourd’hui limitée et dévoyée. L’important n’est pas de savoir où, quand et comment c’est arrivé. La Bible laisse entendre que des créatures spirituelles se sont opposées au projet divin de dignifier une espèce charnelle et la trompent encore en l’incitant subrepticement à se passer de Dieu. Ce qui compte est que le monde dont elle est inséparable s’avère affecté par cette rupture, tandis que l’épisode du Déluge suggère que perversions et dysfonctionnements dans la création ne ruineront jamais le dessein de Dieu. Et le plus décisif est que le Père a dépêché son Fils pour qu’il partage à fond la condition déchue de l’humanité sans cesser d’être lui-même, c’est-à-dire dans l’abnégation absolue, et qu’il envoie ainsi l’Esprit qui fait entrer dans leur communion la multitude de ses enfants égarés.
Crier "Père" pour ne pas perdre la tête
La conscience de l’autonomie par rapport à Dieu revendiquée par les créatures dont leur milieu dépend toujours en partie, aide à ne pas perdre la tête — sans pour autant se résigner ni verser dans l’indifférence ! — devant tout ce qui scandalise dans le monde. Les infirmités de la liberté dont les hommes ne sont pas totalement privés, puisque Dieu ne les abandonne pas, sous-tendent sans doute les guerres, dont celle qui dure et pourrait s’aggraver en Ukraine. Au cynisme à courte vue des gouvernants s’ajoute la passivité des gouvernés manipulés. S’il faut prier notre Père "que sa volonté soit faite", c’est parce qu’elle ne l’est pas complètement. Et s’il faut le demander sans relâche et sans se décourager, c’est parce que son Fils nous a appris non seulement l’espérance, mais encore que, jusqu’à son retour, le cheminement à sa suite est une épreuve à laquelle nous succomberions sans l’assistance de l’Esprit qui donne déjà de nommer et donc connaître le Père (Rm 8, 15 et Ga 4, 6).