La plupart des grandes catastrophes maritimes, survenues en pleine mer, ne laissent pas de traces matérielles : navires, équipages, passagers disparaissent sous les flots, "perdus corps et biens" selon la formule consacrée. Il a fallu attendre les récents progrès techniques permettant de localiser les épaves et d’y plonger pour que se pose, cas entre autres du Titanic, la question de "sanctuariser" ou pas des lieux assimilables à des tombeaux collectifs. Existent cependant quelques cimetières marins liés à des naufrages en vue des côtes sur lesquelles les cadavres sont venus s’échouer. C’est le cas à Lavezzi où l’horreur de la catastrophe demeure palpable. Et la fragilité de la condition humaine. Quoi de plus terrible qu’un désastre dont on ne connaîtra jamais les circonstances exactes, ni même le moment précis ? Le naufrage de la Sémillante reste définitivement entouré d’inconnues et cela ajoute à son horreur.
Une frégate de fort tonnage
Nous sommes en février 1855. Depuis onze mois, la France et l’Angleterre sont en guerre contre la Russie dont l’avancée en Crimée, au détriment d’un Empire ottoman affaibli, devient dangereuse car elle assurerait au Tsar le contrôle de la mer Noire. D’abord présentée comme "une promenade de santé", l’opération, logistiquement lourde et complexe, n’est pas le rapide succès espéré. Les pertes humaines sont importantes, surtout pour raisons sanitaires et il faut sans cesse renvoyer des troupes vers l’Orient. Au prix d’efforts considérables, la Marine parvient à assurer ces transports à rythme soutenu. On ne peut pas se permettre de perdre du temps et le mauvais hiver en Méditerranée, les conditions météorologiques étant exécrables cette saison-là, ne sont pas un prétexte à ralentir les convois. Les navires en partance de Toulon sont chargés au maximum, de troupes, bien sûr, mais aussi de fusils, de munitions, de pièces d’artillerie et de chevaux de remonte pour la cavalerie. Parfois, malgré tout, un incident se produit. Pris dans un coup de vent au large de la Corse, un transport a fait naufrage fin janvier près de Bonifacio. Par chance, tout le monde a pu être secouru et les hommes ont été ramenés à Toulon en vue d’un nouvel embarquement. Personne ne s’est interrogé sur la fatigue du matériel et des équipages, qui a sa part dans ce premier accident, ni sur le risque d’en voir se reproduire.
Peu à peu, la Sémillante disparaît dans la brume d’une douce soirée de fin d’hiver provençal. Personne ne la reverra jamais.
En fin de journée, le 14 février 1855, la Sémillante sort de la rade. C’est une frégate de fort tonnage, sous les ordres du commandant Jugan, un officier d’expérience, auquel l’on a demandé de faire au plus vite, non pas tant en raison des 393 hommes qu’il amène en renfort, parmi lesquels les naufragés du mois précédent, que des canons qu’il transporte. Le navire est très chargé, et sans doute moins manœuvrant qu’à l’ordinaire mais il fait beau et la brise de nord-ouest est modérée. Si, à l’instant d’appareiller, Jugan a constaté une chute impressionnante du baromètre, de mauvais augure, il n’a cependant rien changé à son plan de route et fait voile sur les Bouches de Bonifacio, qui séparent la Corse de la Sardaigne au lieu de contourner cette île, ce qui éviterait, certes, des parages riches en écueils mais qui retarderait considérablement les renforts. Peu à peu, la Sémillante disparaît dans la brume d’une douce soirée de fin d’hiver provençal. Personne ne la reverra jamais. Et, dans un premier temps, il semble que nul ne s’en inquiète.
Un véritable ouragan
À quelques jours de là, cependant, des pêcheurs corses et des douaniers avertissent les autorités maritimes de la découverte, à l’ouest des Bouches de Bonifacio et surtout sur le rivage de l’îlot désolé de Lavezzi, refuge des oiseaux de mer, de débris d’espars, de lambeaux de voiles, d’un chapeau ciré de matelot de la Royale, de nombreux effets militaires, et des débris d’épave continuent d’arriver, laissant supposer le naufrage d’un transport de troupes… L’idée s’impose très vite que ce pourrait être la Sémillante, dont on est toujours sans nouvelles. Le 28 février, l’aviso l’Averne quitte Livourne pour se rendre sur zone, se porter au secours des survivants et enquêter sur les circonstances du naufrage. En fait, à peine arrivé à Lavezzi le 2 mars, le jeune commandant comprend l’inanité de ses efforts et que son équipage et lui seront réduits au rôle de fossoyeurs.
Que s’est-il passé ? L’unique certitude est que la Sémillante s’est trouvée prise, dans la matinée du 15 février, dans la pire tempête jamais essuyée de mémoire d’homme dans ces parages, véritable ouragan qui a ravagé Bonifacio et ses environs. Des témoins, côté sarde, se souviennent avoir aperçu, vers 11 heures du matin, un gros navire "qui tentait de mettre à la cape", autrement dit de fuir vent arrière devant la tempête pour que sa mâture et sa voilure opposent le moins de résistance possible aux éléments mais qui semblait déjà si désemparé qu’ils avaient pensé à la perte du gouvernail et avaient cru qu’il allait se disloquer sous leurs yeux. Puis, contre toute attente, l’équipage a réussi à envoyer la trinquette, une petite voile haute qui a rendu une partie de sa mobilité au navire et lui a permis de s’engouffrer dans les Bouches de Bonifacio.
Une suite horrible
Ce vaisseau luttant contre l’ouragan, est-ce la Sémillante ? Les témoins n’osent pas l’affirmer car, en ce milieu de journée, il fait presque aussi sombre qu’en pleine nuit. Certains officiers de marine estiment la manœuvre impossible à tenter pour une frégate surchargée, peu manœuvrante, certainement en partie démâtée et privée de gouvernail. Au vrai, peu importe les circonstances exactes du drame car il ne fait bientôt plus aucun doute que les débris rejetés à la côte sont bien ceux de la Sémillante, qui a probablement heurté de plein fouet l’écueil de Lavezzi, à l’entrée du chenal, à un mille au sud de l’île du même nom, et s’y est aussitôt disloquée. En ce début mars, cependant, la mer n’a rendu que trois corps, ceux d’un matelot, d’un soldat du train et d’un caporal, aussitôt inhumés sur l’île.
La suite est horrible. Dans les jours qui suivent, les cadavres, en effet, sont repoussés par dizaines vers le rivage, jonchant les rochers, les plages, les criques. Le naufrage remonte alors à plus de trois semaines et les corps, ballottés par les flots, cognés en tous sens, gonflés, décomposés, dénudés, sont mutilés, méconnaissables… Un seul est identifié avec certitude : celui du commandant Jugan, mort à son poste, en grand uniforme. L’on reconnaît l’un des aumôniers militaires, non pas à son étole, comme le diront pudiquement les publications bien pensantes, mais à ses chaussettes noires d’ecclésiastique, le seul vêtement qui lui restait… Les autres, tous les autres, sont condamnés à l’anonymat définitif.
Veillés par l’humble chapelle
Très vite, eu égard à la puanteur et aux risques de contamination, il faut ouvrir non pas un seul cimetière, mais deux, faute de pouvoir transporter les dépouilles d’un côté à l’autre de l’île. Chaque homme aura sa tombe personnelle, surmontée d’une croix noire. Aucun nom, hormis celui du commandant Jugan. Cent soixante disparus n’ont jamais été retrouvés, probablement coincés dans les cales du navire, découvert seulement dans les années 1960. Un monument funéraire de forme pyramidale est élevé au centre de la nécropole.
Dix ans après le drame, de passage en Corse pour une série de reportages, Alphonse Daudet se rend sur l’îlot de Lavezzi et rencontre les témoins des événements. Il en tire l’une des nouvelles de ses Lettres de mon moulin, qui ne sont définitivement pas des contes pour enfants, l’Agonie de la Sémillante. Des bribes d’informations livrées à la presse ou recueillies, il fait une reconstitution poignante des dernières minutes de ces hommes, qui s’achève sur l’ordre jeté par l’aumônier qui a entamé les prières des agonisants : "À genoux, mes enfants !", juste avant que la coque vienne exploser sur les récifs dans un fracas effroyable. "Qu’il est triste, le cimetière des pauvres morts de la Sémillante !", soupire Daudet en sortant de l’enclos funèbre déjà quasi abandonné. Triste, sans doute, mais veillé par l’humble chapelle aux murs chaulés, placé sous l’invocation de Marie, l’Étoile des Mers qui, au cœur des ténèbres de ce 15 février 1855, illumina de ses clartés maternelles les ultimes instants de ces hommes.