Le mythe de l’"âge d’or"
Que tout va de mal en pis et que l’on court à la catastrophe, c’est-à-dire au naufrage dans l’insignifiance ici-bas, tout en se raccrochant à la conviction d’être le "petit reste" qui survivra à l’Apocalypse, c’est une idée qui repose au moins implicitement sur une certaine vision de l’histoire : à l’"âge d’or" de la chrétienté médiévale aurait succédé une apostasie progressivement généralisée, aboutissant (selon une formule de C.S. Lewis) à une "abolition de l’homme" incapable de maîtriser les technologies qu’il a perfectionnées, et qui menacent tout à la fois de l’enterrer sous les décombres d’une nouvelle guerre mondiale, de le transformer en robot (comme l’a craint Bernanos) et de rendre son environnement invivable.
Or, si cette conscience des dangers actuels semble fondée, ce qui en revanche ne l’est pas est l’idéalisation du passé sous le prétexte qu’il a été plus ou moins renié et que ce serait la cause profonde de tous les maux. Pour les historiens — à commencer par Jean Delumeau, qui a étudié les grandes peurs prémodernes — l’Europe du Moyen Âge n’était que mal et partiellement évangélisée. En dépit de l’intensité spirituelle et spéculative de certaines élites (surtout monastiques), la religiosité des masses était encore imprégnée de paganisme. Si bien que remédier à l’ignorance et aux superstitions populaires fut la motivation aussi bien de la Réforme protestante que de la Contre-Réforme catholique.
Laxistes et rigoristes
Mais ces efforts s’appuyèrent finalement des deux côtés sur le "bras séculier", imposant localement une foi hégémonique, principalement déterminée par l’intérêt politique du "prince". Cet autoritarisme tend à produire un rigorisme aiguillonné par la crainte de la damnation chez les uns, et chez les autres un formalisme sans conviction, voire hypocrite. Ce conformisme entretient encore une méfiance a priori à l’égard des avancées du savoir et de la pensée, justement à une époque de découvertes cognitives (scientifiques, philosophiques, mais aussi géographiques, avec la conquête de terres jusque-là inconnues). C’est ainsi que l’Église a fini par sembler étouffer les libertés (religieuses, intellectuelles et sociales) et que la sécularisation (pourtant évangélique : "Rendez à César…") versait dans la déchristianisation.
Du côté qu’on pourrait dire inconsciemment néo-jésuitique, on parie qu’ordonner des hommes mariés, voire des femmes, accueillir des couples "libres" ou de même sexe et, généralement, tout démocratiser ramènerait dans le bercail de l’Église les brebis rétives à l’autoritarisme clérical
À cet égard, un moment instructif est la querelle entre jésuites et jansénistes au milieu du XVIIe siècle, telle qu’elle apparaît dans les Provinciales de Blaise Pascal. Ce qu’au fond celui-ci reproche à ces religieux, c’est de déployer leur casuistique pour éviter que des gens qui ont du mal à respecter certaines exigences de la foi préfèrent l’incroyance. Avec ses amis de Port-Royal (et un peu à l’instar des calvinistes), il voit là du laxisme et soutient au contraire qu’on ne peut être sauvé qu’en s’en remettant totalement à Dieu qui, lui seul, reste libre. On a pratiquement là un prototype de l’alternative sur laquelle butent les chrétiens depuis au moins les temps modernes et jusqu’à aujourd’hui.
Comme au temps de Mazarin
L’ironie est que sont intervenus entretemps plusieurs chassés-croisés dans les positions. Parce que Port-Royal avait résisté au roi et au Pape réconciliés contre lui, le jansénisme a été récupéré, vidé de sa substance et même inversé par le libéralisme naissant au XVIIIe siècle, tandis qu’étaient dissous les jésuites, jugés intrigants et trop puissants. L’ordre, rétabli après la tourmente révolutionnaire et napoléonienne, s’employa à cultiver une austère intransigeance pas si éloignée du vieux jansénisme désormais oublié. Mais vers la fin du XXe siècle, nombre de fils de saint Ignace de Loyola sont réputés progressistes… Toujours est-il qu’à présent, les divergences dans l’Église rappellent un peu les polémiques religieuses du temps de Mazarin.
Du côté qu’on pourrait dire inconsciemment néo-jésuitique, on parie qu’ordonner des hommes mariés, voire des femmes, accueillir des couples "libres" ou de même sexe et, généralement, tout démocratiser ramènerait dans le bercail de l’Église les brebis rétives à l’autoritarisme clérical dénoncé comme le principal obstacle à la foi, tout cela se flattant d’une plus authentique fidélité à l’Évangile. En face, des néo-jansénistes sans le savoir clament qu’il faut surtout ne rien céder ni changer, et se cramponner à un passé mythifié pour avoir servi de parade au modernisme des XIXe-XXe siècles et érigé en norme définitive jusqu’à la fin des temps, quitte à se confiner au sein de petites communautés auto-immunisées contre la pandémie spirituelle et morale qui conduit à sa perte la civilisation occidentale décadente.
La place de l’Église dans la société
Il est frappant de voir que ces deux stratégies aboutissent au même résultat : une dissolution en sectes — au pluriel ! C’est délibérément assumé, comme autrefois à Port-Royal, chez les rigoristes actuels, retranchés dans leurs chapelles respectives et peu soucieux de communion. Et les partisans d’accommodements disciplinaires et d’une décléricalisation préfèrent ignorer que cela échoue déjà à remplir les églises (surtout protestantes) où l’on essaie ainsi de se mettre au goût du jour et à les rapprocher entre elles. Ces "ouvertures" creusent de surcroît le fossé par rapport aux confessions moins sensibles aux vents des modes et font même courir le risque de divisions internes, comme on le voit chez les anglicans.
Le catholicisme a ainsi versé malgré lui dans l’élitisme, l’engagement privé et le témoignage subjectif dans des milieux indifférents ou hostiles.
Mais réprouver ces deux options ne suffit pas pour échapper à la marginalisation. Le défi est la place accordée à l’Église dans la société. Livrée à elle-même, celle-ci tend à reléguer les chrétiens — qu’ils se replient, se laissent influencer ou hésitent — dans une situation minoritaire, car les irrépressibles aspirations religieuses ou inquiétudes métaphysiques trouvent toujours d’abord à se satisfaire à moindres frais. Or la foi exclut aussi bien la neutralité que la soumission ou le dédain vis-à-vis du monde que le Christ est venu sauver (Jn 3, 17 ; 12, 47 ; 17, 18) en demandant de baptiser des nations entières (Mt 28, 19).
La tentation de l’élitisme
L’Église a été influencée par l’individualisme qui s’est développé au XXe siècle pour des raisons technico-économiques et pas seulement idéologico-culturelles. Les adhésions sont désormais plus personnelles, sans doute plus libres, plus instruites, mais aussi plus rares car moins portées par l’environnement. Le catholicisme a ainsi versé malgré lui dans l’élitisme, l’engagement privé et le témoignage subjectif dans des milieux indifférents ou hostiles. La "foi du charbonnier" n’a guère plus cours, elle qui consiste à "se mettre à genoux", sans faire figure de dissident, non parce que l’on croit déjà assez, mais pour croire un peu mieux. Il doit être clair que tout ne se joue pas à huis clos entre l’individu et Dieu et qu’il y a toujours des intermédiaires — personnels et structurels. C’est pourquoi l’avenir du christianisme ne dépend pas uniquement de réformes de l’Église, mais aussi et peut-être essentiellement de la renaissance d’un catholicisme populaire, c’est-à-dire sans complexe dans l’air du temps, bien que conscient de n’être pas parfait.