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À Santa Maria del Popolo, à Rome, Le Caravage représente la conversion de l’apôtre Paul. L’homme est à terre sous un cheval immense, les deux bras levés vers le Ciel, irradié par une lumière venue d’En-Haut, comme en prière. Le cheval, pour l’homme juif, est le signe de Pharaon, ses chars et ses cavaliers. "Le cheval d’orgueil" pour reprendre le titre bien connu du livre de Pierre-Jakez Hélias. Il est l’image de la fierté excessive de l’homme qui veut mener sa vie par lui-même plutôt que de compter sur la force de Dieu. L’apôtre des nations s’appelait Saül, le nom du premier roi d’Israël dominé par la violence et la démesure du pouvoir. Né pharisien et citoyen romain, esprit supérieurement intelligent, formé à l’école du grand maître Gamaliel, zélé pour la foi de ses pères, il écrit aux Philippiens : "J’avais des raisons d’avoir confiance en moi" (Ph 3, 4). Tombé à terre, fracassé par la lumière du Christ qui l’aveugle pendant trois jours, il s’appellera désormais Paul. Paulus. "Le petit", le "faible". "L’avorton que je suis" dira-t-il de lui-même (1Co 15, 8), blessé par "une écharde dans la chair" que le Seigneur ne lui a jamais retirée malgré ses supplications (2Co 12, 7).
La mystérieuse écharde
Quelle est cette écharde ? Certains ont dit qu’il portait la souffrance non choisie d’une tendance homosexuelle. C’est sans doute une lecture très contemporaine, mais c’est possible. Des personnes homosexuelles qui s’efforcent de suivre le Christ et d’ordonner leur vie selon la vérité de la parole de Dieu sur le corps et la sexualité humaine peuvent devenir de très grands saints, même si le chemin est long et douloureux, entre chutes et relèvements. Les saints ne sont ni des impeccables, ni des parfaits. Ils sont au contraire de grands blessés guéris par le Christ. Seul un homme revenu de sa faiblesse peut devenir un homme d’écoute et de compassion qui ne passe pas son temps, du haut de sa citadelle de perfection, à mépriser le reste du monde. C’est un secret à ne dire qu’à ceux qui sont assez mûrs pour l’entendre : la souffrance, quand elle ne nous referme pas trop sur nous-mêmes, est la grande éducatrice de notre âme, et la conscience de nos faiblesses donne l’humilité du cœur. La petite Thérèse disait qu’elle aurait pu commettre tous les péchés, mais que Dieu les lui avait comme remis par avance...
Son zèle pour la vérité de la foi d’Israël qui le conduisait à persécuter les chrétiens s’alimente aussi, comme toute personne agressive, d’une blessure jamais vraiment cicatrisée
Le psychiatre Gérard Bonnet a écrit un essai intitulé Symptôme et Conversion (PUF) où il donne une autre théorie concernant la blessure intime que porte l’apôtre, "l’écharde dans la chair" qu’il dit porter. "Avorton", ektrôma, comme il se désigne, signifie l’enfant chétif, prématuré, mais peut aussi désigner en grec l’enfant qui, en naissant, a causé la mort de sa mère. D’où une possible explication de la peine cachée de l’apôtre Paul : avoir causé la mort de celle qui lui avait donné la vie.
La joie de Paul n’ignore pas les deuils, mais sur le chemin de Damas il a rencontré le Ressuscité.
La dureté de sa jeunesse, son zèle pour la vérité de la foi d’Israël qui le conduisait à persécuter les chrétiens s’alimente aussi, comme toute personne agressive, d’une blessure jamais vraiment cicatrisée qui saigne toujours au-dedans de l’âme. Sans doute faut-il jeter un voile pudique sur la souffrance d’un homme que nous ne connaissons pas. Toute vie a sa part d'ombres. Un deuil inguérissable, une tendance non choisie, l’abandon d’un ami qui était pour vous comme un frère, un amour impossible, une maladie chronique, une fragilité psychique, que sais-je ?
N’est-ce pas notre vie ? Notre cœur ne se baigne-t-il jamais dans la source des larmes ? La joie de Paul n’ignore pas les deuils, mais sur le chemin de Damas il a rencontré le Ressuscité. Alors tout s’est illuminé, alors il est entré dans l’espérance que donne la foi et sa nuit s’est changée en lumière. "J’avais dit, dit le psaume, les ténèbres m’écrasent, mais la nuit devient lumière autour de moi" (Ps 138).
La logique des béatitudes
Paul fut l’homme des béatitudes… Il témoigna d’une joie descendue dans la vallée des larmes. L’esprit du monde surjoue une joie excitée, une allégresse artificielle sans deuil ni mort où l’on exalte le bien-être matériel, la beauté esthétique et la jouissance comme la réussite suprême de la vie. Si la jouissance et la force vitale sont le critère ultime d’une vie réussie alors je comprends très bien la logique satanique et maçonnique de l’euthanasie. Mais si la force se déploie dans la faiblesse, si la terre est le chemin du Ciel, si le soin des plus souffrants et la compassion du cœur sont le signe d’une société vraiment humaine, alors nous sommes dans la logique mystérieuse de Dieu, non celle du rendement, mais celle de la gratuité, non celle de la jouissance mais celle de la joie, non celle de l’intérêt, mais celle de l’amour.
Marx dirait que les béatitudes prônent des lendemains qui chantent pour mieux entretenir l’ordre injuste de l’oppression bourgeoise : "Travaillez pour moi, Dieu vous le rendra !"… Nietzsche, qu’elles sont une morale d’esclaves larmoyants bercés d’illusions d’arrière-monde. Mais pour nous elles sont pleinement humaines, car pleinement de Dieu. Nous voulons d’une joie qui traverse le pays mystérieux des larmes, nous voulons d’un bonheur qui assume tout ce qui fait notre vie comme un fil "tissé de joie sur fond de peines" comme l’écrit Péguy dans la Ballade du cœur qui a tant battu. Nous voulons la joie du crucifié ressuscité des morts. "Je n'ai rien voulu connaître d'autre que Jésus Christ, ce Messie crucifié" (1Co 2, 2). Cette sagesse mystérieuse qui se déploie dans la faiblesse et faisait dire à l’apôtre, une fois tombé de son cheval d’orgueil : "Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages. Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort" (1Co 1, 27-28).