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Récemment, à l’occasion du 75e anniversaire de la création de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, le pape François a rendu un hommage particulier à l’un de ses fondateurs : Jules Isaac (1877-1963). C’est un personnage vraiment exceptionnel, car il s’est trouvé, dans son itinéraire mouvementé, aux carrefours de chemins qui ne devaient pas forcément se croiser, puisqu’ils passent par l’affaire Dreyfus, l’enseignement scolaire de l’histoire et Auschwitz, avant de mener à Vatican II et au-delà.
Il est le fils d’une famille juive sécularisée de Lorraine où l’on a choisi la France en 1871. Son grand-père et son père ont été des militaires décorés. Orphelin à 13 ans, il est boursier et fait ses études au lycée Lakanal de Sceaux. C’est là qu’encore élève dans le secondaire, il est subjugué par la personnalité de Charles Péguy (1873-1914), son aîné de quatre ans, alors en classe préparatoire au concours d’entrée à l’École normale supérieure. Il s’engage avec Péguy dans le camp dreyfusard, non parce que l’accusé est juif, mais parce qu’il est innocent. Lorsque Péguy renonce à la carrière de professeur à laquelle le destinait son statut de normalien, son jeune disciple le suit et le soutient de son mieux comme "petite main" dans la librairie qui lance en 1900 les Cahiers de la Quinzaine.
La fabrique de l’identité nationale
Cependant, Jules Isaac réussit en 1902 l’agrégation d’histoire et se marie. Il n’abandonne pas Péguy, mais ses talents pédagogiques sont bientôt remarqués par Ernest Lavisse (1842-1922), ancien protégé de Victor Duruy (1811-1894) sous le Second Empire, devenu le "patron" de l’enseignement de l’histoire sous la IIIe République, avec un manuel, le Petit Lavisse, utilisé dans toutes les écoles primaires. Pour le secondaire, Lavisse fait appel à Albert Malet (1864-1915), un jeune historien, et lui donne comme assistant le débutant Jules Isaac.
Malet meurt "au champ d’honneur", un an après Péguy. Jules Isaac se bat lui aussi dans les tranchées et est gravement blessé à Verdun. Et c’est à lui que revient, après la Grande Guerre, la mise à jour des livres officiels d’histoire de la collection Malet-Isaac publiée par Hachette. Dans la ligne arrêtée par Ernest Lavisse, lui-même héritier des grands historiens du XIXe siècle (Guizot, Thiers, Augustin Thierry, Michelet, Edgar Quinet, Tocqueville, Renan, Taine, Fustel de Coulanges…), c’est une mémoire nationale qui se constitue, depuis "nos ancêtres les Gaulois" jusqu’à la victoire de 1918 qui efface l’humiliation de 1871.
L’acceptation consensuelle de cette ascendance commune est remarquable en un temps d’assez sérieuses divisions. Les "maîtres" de la discipline universitaire sont généralement critiques de l’Église romaine. Lavisse n’est catholique qu’en privé. Malet est de même discret. Jules Isaac est un juif plutôt agnostique. Mais ils édifient une histoire clairement structurée, avec dates-repères, rois, reines, grands ministres, batailles et traités, avec aussi des résumés, des illustrations, quelques cartes et documents. Dans tout cela, la France n’est pas isolée, la culture et même l’économie ont leur place. Et (surtout) il n’y a pas de "bons" ni de "méchants" selon les partis pris politiques et idéologiques du début du XXe siècle.
Probité intellectuelle et morale
Cette vision du passé a été critiquée depuis, mais à l’époque elle a été largement perçue comme objective et impartiale, façonnant une identité qui pouvait être partagée. Un bel exemple en est la béatification en 1909 et la canonisation en 1920 de Jeanne d’Arc. Catholiques et républicains peuvent s’y retrouver, car la sainte est aussi une héroïne nationale. Oubliée depuis la fin du Moyen Âge, sa figure à la fois épique et tragique est redevenue populaire grâce à Quicherat qui, influencé par Michelet pourtant anticlérical, édite et publie les minutes des procès de sa condamnation (1431) puis de sa réhabilitation (1456). L’histoire permet ainsi de se retrouver dans le patriotisme, parce que le récit est reconnu honnête et révèle des continuités et des solidarités qui transcendent les affrontements du moment.
Pour le régime de Vichy, "il n’est pas admissible que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac".
Cette unité est promue par "les hussards noirs de la République", comme Péguy les a appelés : ces enseignants dont la probité intellectuelle et surtout morale impose le respect, mais non l’incroyance. Ainsi, Péguy devenu catholique ne renie rien des idéaux de vérité et de justice qu’il a d’abord étiquetés "socialistes". Jules Isaac, son disciple, incarne en un sens les vertus de ces maîtres de l’école laïque : il raconte aux Français ce qui les a faits et qu’ils ont donc en commun. Il est logique qu’il soit nommé inspecteur général de l’Instruction publique en 1936. Mais quatre ans plus tard, il est révoqué. Pour le régime de Vichy, "il n’est pas admissible que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac".
De l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme raciste
Jules Isaac et les siens doivent alors se réfugier en zone non occupée, puis se cacher. Son fils aîné réussit à partir en Espagne. Mais sa fille et son gendre, soupçonnés d’appartenir à un réseau de résistance, sont arrêtés en 1943, ainsi que son épouse et leur plus jeune fils. Seul ce dernier parviendra à s’échapper du convoi qui les emmène à Auschwitz. Jules Isaac n’est pas pris dans cette rafle parce qu’il est chez le coiffeur. Quand il se présente à la gendarmerie pour demander des explications et protester, on lui répond que c’est fermé et qu’il peut revenir le lendemain se constituer prisonnier. Dans la clandestinité désormais, il reprend le travail d’historien qu’il a entrepris depuis sa révocation.
Il a en effet saisi que l’antisémitisme a des racines dans l’antijudaïsme chrétien qui remonte aux Pères de l’Église, et que cette prévention, même si elle ne motive des persécutions que sporadiques, empêche de résister au racisme qui vise à l’élimination totale des fils d’Israël. Il étudie donc les évangiles avec les méthodes de la science qu’il a popularisée, et constate que rien n’y autorise le rejet des Juifs, que le Nouveau Testament n’efface pas l’Ancien, devenant même incompréhensible sans celui-ci, et que la toute première Église, matrice de toutes les autres, est foncièrement et radicalement juive.
De Pie XII à Jean Paul II
Après la guerre, il publie son étude sur Jésus et Israël, participe à la conférence de Seeligsberg (en Suisse) où dignitaires juifs et théologiens chrétiens réfléchissent ensemble aux moyens de remédier à "l’enseignement du mépris", et est un des cofondateurs de l’Amitié judéo-chrétienne de France. Il est reçu par Pie XII en 1949, puis par Jean XXIII en 1960. Il obtient de ce dernier la rectification de la prière pour les Juifs "perfides" dans l’office du Vendredi saint. Et lorsqu’il demande au Pape s’il peut espérer plus encore, il s’entend répondre : "Vous avez droit à plus que de l’espoir." Ce sera, en 1964, le n° 4 de Nostra ætate, qui ouvre une ère nouvelle dans les relations entre l’Église et "la Synagogue". Mais ce sera aussi, dix ans plus tard, la décision capitale prise par Paul VI d’inclure le service de ces relations dans le Secrétariat pour l’Unité (et non pour le dialogue avec les autres religions). C’est un œcuménisme qui, en répondant aux vœux de Charles Péguy en amont de Jules Isaac, s’ouvre aux nations appelées à rester "fidèles aux promesses de leur baptême", comme les y a invitées Jean-Paul II au Bourget en 1980.