Notre Dame de Lorette, fêtée par l’Église le 10 décembre, est la Madone protectrice des aviateurs, des voyageurs qui prennent l’avion… et des déménageurs. Mais pourquoi ce patronage ?
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Près d’Ancône, dans les Marches italiennes, s’élève l’un des sanctuaires les plus vénérés de la catholicité : Notre-Dame de Lorette. L’histoire en est singulière, et authentique, même si elle a connu quelques charmants embellissements. Tout commence à l’aube du XIVe siècle, lorsque Rome est avertie de la naissance, au lieu-dit Loretto, "le petit bois de lauriers", d’un nouveau pèlerinage marial où l’on vénère une ancienne Vierge noire d’origine orientale taillée dans du cèdre et une icône de Marie attribuée au pinceau de saint Luc. Rien, jusqu’ici, que d’assez ordinaire ; de tels sanctuaires abondent à travers la chrétienté sans que l’on s’interroge trop sur l’historicité des reliques vénérées, la piété des pèlerins finissant par entourer de grâces les objets exposés à la vénération des fidèles. Cependant, l’originalité du lieu tient moins à l’image et à la statue qui s’y trouvent qu’au monument les abritant. À en croire ce qui se dit sur place, la petite chapelle en question serait en fait la maison de Nazareth où Gabriel est apparu à Marie et où s’est joué le salut de l’humanité… Voilà pourquoi les foules y accourent et touchent avec dévotion ces pierres bénies, pleurant de joie d’y avoir encore accès.
Un crève-cœur inimaginable
Encore ? Oui car, depuis 1291 et la chute de Saint-Jean d’Acre, dernière place forte du royaume latin de Jérusalem reconquis par l’Islam, la Terre sainte est quasiment fermée aux pèlerins et aux pénitents. Les autorités musulmanes accordent au compte-gouttes les autorisations d’accès aux Lieux saints et les rares chrétiens qui osent s’y aventurer encourent mille dangers. Nous sommes devenus bien trop tièdes pour mesurer ce que signifie pour nos aïeux pareille privation. N’avoir plus d’espoir de visiter la Galilée, de prier dans la chambre où Notre-Dame a prononcé son fiat, mettre ses pas dans ceux du Christ, ne pas s’agenouiller dans la basilique de Bethléem sur l’étoile qui marque l’emplacement de la crèche, ne pas se baigner dans le Jourdain, ne jamais voir Jérusalem, ne pas veiller à Gethsémani, ne pouvoir suivre en priant et pleurant la Via Dolorosa, ne pas monter au Golgotha, ne pas embrasser la pierre du sépulcre vide… et les savoir livrés aux Infidèles, c’est un crève-cœur que nous ne pouvons imaginer.
L’Église en est douloureusement consciente, mais qu’y faire ? La croisade n’est plus à l’ordre du jour. Alors, pour apaiser le deuil de la catholicité, Elle propose des dérivatifs aux fidèles éplorés. D’abord en les recentrant sur l’essentiel : la dévotion eucharistique. Inutile d’aller chercher à l’autre bout du monde le Christ puisqu’Il est réellement présent chaque jour sur l’autel et au tabernacle jusque dans la plus humble chapelle. C’est dans ce contexte que se développe comme jamais le culte du Saint Sacrement.
Reliques et sanctuaires de substitution
Autre possibilité, la mise en avant des nombreuses reliques de la Passion, parfois d’inestimable valeur, tels le morceau de la Sainte Croix que la reine Radegonde a obtenu pour son monastère de Poitiers, la couronne d’épines achetée par saint Louis, ou le Saint Suaire que l’on expose à Lirey en Champagne, ou les morceaux de la crèche déposés à Santa Maria Maggiore de Rome, qui sont, au fil du temps, arrivées en Europe, surtout en France car les rois capétiens y ont toujours attaché une grande importance. Puisque l’on ne peut plus se rendre en Terre sainte, aller vénérer ces preuves de l’Incarnation, de la Passion et de la Résurrection sera tenu pour égal. Et même l’effort de se rendre en des sanctuaires bien plus modestes qui proposent seulement un caillou ramassé en Palestine, voire un peu de poussière de là-bas… Des seigneurs ou des évêques fortunés n’hésitent pas à bâtir des sanctuaires de substitution censés reproduire plus ou moins fidèlement les monuments de Terre Sainte, telle la réplique du Tombeau de Neuvy-Saint-Sépulcre en Berry, ou ces ambitieuses reconstitutions des hauts lieux de Jérusalem qui apparaissent alors en Italie.
Le sanctuaire de Lorette serait-il simplement l’une de ces pieuses imitations ? Ou, comme le prétendent ses dévots, serait-ce vraiment la maison de Nazareth, emportée de Palestine par quelque miracle ? La question fera couler beaucoup d’encre. Un fait est avéré : le sanctuaire est sorti de terre vers 1295 sur un terrain appartenant à une famille de riches commerçants et armateurs d’Ancône, les De Angelis, qui ont fait fortune, du temps de la présence "franque" en Palestine, en commerçant entre Orient et Occident. Convaincus de la viabilité du Royaume latin de Jérusalem, les De Angelis ont placé, ce qui ne se révélera pas une très bonne idée, une partie de leur argent sur place en investissant dans le foncier ; ils auraient ainsi acheté des terrains à Nazareth, dont celui ayant appartenu à Joachim et Anne, et avec lui leur maison, celle où, le matin de l’Annonciation, Gabriel s’est présenté à Marie.
Une maison venue du ciel
On objectera que l’habitat local, au temps du Christ, est essentiellement troglodytique, creusé dans la roche, et d’ailleurs, l’on montre encore à Nazareth la maison supposée de la Vierge. Cependant, à un moment donné, la demeure aurait été agrandie sur la rue par le modeste ajout d’une pièce en façade, de petites dimensions, construite de briques et de pierres et entourée de trois murs, la grotte originelle en formant le fond. Ce serait cette partie de la maison que les De Angelis, inquiets de la tournure des événements et certains de la reconquête musulmane prochaine, auraient eu la précaution, vers 1290, de faire démonter puis embarquer à bord d’un de leurs navires afin de la mettre à l’abri en Italie. Dans un premier temps, sans que l’on sache pourquoi, ce saint mais encombrant chargement a été débarqué en Croatie, à Trast, où les De Angelis ont un comptoir commercial. La Sainte Maison aurait pu y rester et d’ailleurs, l’on vénère toujours à Trast le souvenir de son passage, mais, saisis d’un pressentiment, les armateurs, comme s’ils devinaient que l’Islam finira par submerger aussi les Balkans, décident en 1294 de la rapporter en Italie et de la reconstruire à l’identique sur leur propriété de Lorette. Ce qui est fait. Rapidement, les miracles se multiplient, le renom du sanctuaire s’étend et les pèlerins sont de plus en plus nombreux.
À la fin du XVe siècle, le premier "historien" de Lorette, Pietro Tolomei de Terramo, offre sa propre version de l’épisode ; il affirme que la Santa Casa est arrivée directement par la voie des airs, et l’intermédiaire des anges. En fait, en latin, De Angelis peut se traduire ainsi ; ce n’est donc pas un mensonge, juste un ingénieux jeu de mots, une plaisanterie pieuse d’érudit latiniste. Au demeurant, et cela confère un certain poids, troublant, à cette version miraculeuse, la maison de Lorette ne possède pas de fondations ; elle repose à même le sol, comme si les anges l’avaient posée là et s’étaient envolés sans plus s’en soucier.
Où le Verbe s’est fait chair
Bien entendu, cette version trop poétique fera ricaner d’abondance, et pas seulement, après la Réforme, dans le protestantisme ; jusque dans l’Église, de très savants religieux lui refuseront toute crédibilité, prétendant que la pseudo-maison de Marie, grâce à une habile publicité, a opportunément relancé le commerce local mis à mal par la perte de la Terre sainte… D’autres, non moins savants, soutiendront la réalité de la translation miraculeuse, affirmant que seul un événement inhabituel peut expliquer le succès de Lorette. Cet événement est-il l’apparition surnaturelle et instantanée de l’édifice déposé par les anges, ou la reconstruction de la vraie maison de Nazareth ? La question est loin d’être tranchée mais il est certain que des archéologues ont relevé de réelles similitudes entre la Santa Casa et le site nazaréen de l’Annonciation.
La dévotion à Notre-Dame de Lorette est si répandue que de très nombreuses églises et chapelles sont placées sous son invocation, surtout en France, en Autriche et en Bavière.
Quoiqu’il en soit, en plein épanouissement de la dévotion mariale, Lorette acquiert une gloire bientôt universelle. En 1450, le pape Paul II offre à la petite maison un écrin magnifique et charge Bramante d’élever autour d’elle une basilique grandiose. Sur la façade achevée, Sixte Quint fait inscrire : "Ici est la maison de la Mère de Dieu où le Verbe s’est fait chair." En 1669, la fête de la translation de la sainte maison de Lorette est inscrite au martyrologe, chaque 10 décembre, avec office propre. Les litanies de la Vierge, rédigées dans leur forme actuelle, même si les souverains pontifes les ont enrichies depuis de nouvelles invocations, sont l’œuvre de l’archidiacre de la basilique, Giulio Candiotti, qui les rédige en 1578 en s’inspirant de diverses versions anciennes ; cela leur vaut le nom de litanies de Lorette. Elles reçoivent la bénédiction de Grégoire XIII et sont adoptées par les jésuites, notamment saint Pierre Canisius, qui, y voyant une arme de choix contre la Réforme, les répandent à travers le monde. La dévotion à Notre-Dame de Lorette est si répandue que de très nombreuses églises et chapelles sont placées sous son invocation, surtout en France, en Autriche et en Bavière.
Enfin, en référence au transfert de la maison sur les ailes des anges, Notre-Dame de Lorette est la patronne des aviateurs, et de tous ceux qui prennent l’avion. Elle est aussi, c’est logique, celle des déménageurs.