"L’éternité entre dans notre existence le jour où nous mettons le cap sur Dieu", écrit Teilhard de Chardin dans Genèse d’une pensée. L’art de vivre en chrétien, c’est-à-dire la quête de la sainteté, ne consiste pas à devenir un esprit fantomatique, ni à se désincarner, ni à quitter la terre pour mieux s’élever vers le Ciel. La sainteté consiste à laisser l’Esprit Saint faire en nous sa demeure, en mendiant chaque jour l’humilité du cœur, en laissant le Christ nous influencer par sa Parole, en vivant le combat de la prière quotidienne, l’incessante conversion des petits pas, le courage qu’il faut pour éviter les occasions de chute et ne pas discuter avec la tentation. On rêve sa vie en grand, on s’aperçoit avec le temps qu’elle se vit en petit, comme un pain posé sur la table familière, et qu’il faut choisir l’amour du Seigneur en chaque chose ordinaire. La grandeur de notre existence n’aura jamais la démesure de nos rêves, mais la profondeur de notre amour vécu. Plus nous cherchons la vie intérieure, plus nous devenons nous-mêmes. Plus nous recevons l’Esprit de Dieu, plus nous habitons notre corps comme un Temple élevé sur la terre des hommes.
Le démon pieux s’habille en Prada
J’ai vu parfois chez certains religieux, novices encore, cette tentation subtile de spiritualiser toutes choses dans une existence éthérée qui semble ne plus s’accrocher à rien de tangible et méprise la pesanteur du monde. "Jette-toi en bas, dit le diable au Christ dans les tentations au désert. Les anges te porteront" (Mt 4, 6)... Le pire démon est le démon pieux. Il réserve ses attaques à ceux qui cherchent le Ciel, pas à ceux qui se vautrent dans le matérialisme et les plaisirs éphémères. Il s’en prend donc aux meilleurs, à ceux qui ont le désir de Dieu et qui cherchent sincèrement le Royaume. Les autres lui appartiennent déjà et il se garde bien de les inquiéter en rien. Il les sécurise et les barde de protections et d’assurances tout risque. Il les caresse doucement comme ses petites peluches et les berce comme ses petits nourrissons.
La chair nous perd parfois. Au fond, elle nous sauve toujours.
Il est très dangereux pourtant, le démon pieux... On le croit saint mais il n’est que maigre. Il s’affuble volontiers d’une robe de bure et affecte une "urbanité distinguée" comme l’écrit Augustin à propos du jeune rhéteur brillant qu’il était avant sa conversion. Ce diable-là s’habille en Prada. Il n’a jamais bu un coup de trop, ni sifflé d’admiration au passage d’une jolie fille. Il ne s’est jamais resservi d’aligot ou de saucisse-lentilles, ni d’un alcool de prune ou d’un bas-armagnac. Il serait plutôt du genre Vegan et cuisine nouvelle à picorer l’air constipé deux ou trois grains de quinoa bio-équitables cachés dans une assiette trop grande mais bien présentée. À côté de lui, les démons de la chair sont de bons petits diables. Lui est rempli de sa superbe. Il méprise le corps en l’accusant d’être la source de toute concupiscence. Il ne dort, ni ne mange, ni ne boit. Il traite le Christ de "glouton et d’ivrogne, d’amis des publicains et des pécheurs" (Lc 7, 34) et s’en va tel un prince, accusateur et dur. Pur et dur...
D’abord se convertir
Quel remède pour le combattre ? Il suffit de revenir à la terre où le Verbe a planté sa tente... "Donnez-lui un bon poulet" comme le disait sainte Thérèse d’Avila quand elle entendait parler d’une religieuse encline aux apparitions et aux extases... "Le Bon Dieu est au fond des marmites." Elle avait connu pourtant des phénomènes mystiques, mais elle était une femme extrêmement charnelle, et cela la sauvait. La chair nous perd parfois. Au fond, elle nous sauve toujours. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas des anges. Dieu nous rattrape par notre manteau de chair quand nous sommes au bord de l’abîme. "C’est par son bas-ventre que l’homme a quelque peine à se prendre pour un dieu" écrit Nietzsche. Quel bon sens, ce Nietzsche... La grande Thérèse avait appris peu à peu, dans les chutes et les larmes, dans la contemplation de la sainte humanité du Christ, à orienter vers le Père son immense séduction, sa soif désordonnée d’être aimée et admirée. Elle avait appris à aimer cette chair si pesante que Dieu avait voulu revêtir...
Cessons enfin de nous indigner. Les indignés sont généralement insupportables et toujours épuisants. On risque l’acouphène.
Je ne l’ai jamais vu chez les anciens, le démon pieux, ni chez les vieux moines, ni chez les mères de famille, ni chez les époux fidèles... Eux ont vécu l’épreuve, le saignement de l’âme, la lutte contre les passions, la patience de l’amour vécu au quotidien des jours. Eux sont revenus de leurs illusions sur l’Église et l’aiment d’un amour plus grand, car plus vrai, comme peut aimer sa maison une solide ménagère qui ne s’effraie plus de la poussière et cesse de s’exaspérer quand elle voit une tache sur sa nappe amidonnée. Cessons enfin de nous indigner. Les indignés sont généralement insupportables et toujours épuisants. On risque l’acouphène. Ils donnent soif à force de trop crier et leur agitation frénétique participe indéniablement du réchauffement climatique. Leurs hurlements contribuent largement à la vanité du monde. L’indignation ne tient pas lieu de conversion. Commençons par nous convertir, et tout ira mieux. Les structures ne se réforment que par la conversion des hommes.
Calmes au combat
Honneur aux grands anciens ! Eux ont obtenu cette sagesse. Ils ont brisé la carapace idolâtre de leurs illusions de sainteté, d’impeccabilité et d’angélique pureté. "C’est sale une paroisse, c’est encore plus sale une chrétienté" écrit Bernanos. On peut lutter contre la saleté, il serait vain de vouloir l’éradiquer. Il est inévitable que des scandales arrivent, dit le Seigneur, et des pauvres, nous en aurons toujours avec nous. Le Christ n’est pas venu anéantir les pécheurs, ni empêcher les scandales, ni éradiquer la pauvreté mais orienter notre cœur vers le Père. Lui seul fera toutes choses nouvelles. En attendant nous cheminons comme des voyageurs, de consolations en désolations, de chutes en relèvement. Et il est simple sagesse de consentir à l’imperfection, tout en livrant bataille contre l’esclavage du péché. Mais une bataille calme et déterminée, sans excitation. Les meilleurs légionnaires sont calmes au combat. Ils se hâtent lentement. Festina lente. L’homme harnache son cheval, mais c’est à Dieu seul qu’appartient la victoire, dit le livre des Proverbes (Pr 21). Alors, comme on dit chez les cavaliers du Cadre noir : "En avant, calme et droit." Et "à Dieu vat !" comme on dit chez les marins.