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La petite fille se dirige droit vers nous. Sait-elle qu’il y a plus de deux heures que nous patientons dans ce couloir d'hôpital traversé de courants froids, de couleurs froides et, parfois, de regards froids ?
Je suis assise aux côtés de deux collègues, nous portons chacune un enfant dans nos bras. Ces derniers viennent de passer une batterie d’examens, et nous attendons avec une certaine lassitude leurs résultats.
La main tendue de la jeune inconnue vient interrompre nos pensées. Elle veut caresser le poupon que je porte contre mon blouson. Je m’empresse de lui présenter le visage de l’enfant, tout en contemplant le sien. Et voilà ce que je découvre soudain : la demoiselle n’a plus qu’un œil au-dessus de son sourire serein.
Et pourtant de ce regard amputé, aiguisé, précisé, elle scrute mon protégé (au corps lui aussi mutilé) avec une intense et une immense bonté. "C’est étonnant qu’elle soit la première à oser s’approcher", ai-je alors pensé.
Mais cela juste avant de me souvenir de Gayané qui, régulièrement, vient bénévolement coiffer nos jeunes bambins paralysés avec ses deux mains elles-mêmes définitivement recroquevillées.
Juste avant de me souvenir de Victoire qui, régulièrement, vient généreusement bercer nos poupons traumatisés, 30 ans après s’être elle-même réveillée d’un coma qui l’avait touchée tout bébé.
Juste avant de me souvenir d’Alice qui, régulièrement, cuisine joyeusement pour des enfants qui ne sont pas les siens, elle qui se réveille avec l'espoir de donner la vie chaque matin.
Juste avant de me souvenir de Véronique qui, régulièrement, donne de son temps et de sa créativité pour ces orphelins pleins d'enthousiasme, elle qui pleure son père depuis quelques années.
Juste avant de me souvenir d’Isabelle qui, régulièrement, vient refaire les pansements de ces enfants handicapés, en sachant déjà que son propre fils reviendra de la guerre définitivement blessé.
Juste avant de me souvenir de Gérard qui, régulièrement, récupère les enfants à l’école, à l’hôpital (et parfois à la petite cuiller) pour les ramener gaiement à la maison. La maison de son enfance à lui, cela fait des années qu’il ne peut plus s’y rendre. Pour différentes raisons.
Juste avant de me souvenir de Jésus qui, définitivement, est venu sauver chacun de ces enfants à l’extrême de l’existence par le don de sa vie, dans la souffrance, l’abandon et la confiance.
Nos fragilités ne sont pas des obstacles à la relation et à la générosité. Elles ne doivent pas non plus être des prétextes pour les détourner. Elles sont comme des leviers pour oser aimer, donner… ou simplement, comme cette petite fille au regard chaleureux et affiné, s'approcher de notre entourage que la vie a fragilisé.