Dès les premiers instants de notre rencontre dans le magnifique salon de réception de l'ambassade de Hongrie, non loin de l'avenue Foch à Paris, l'âme de l'Empire austro-hongrois semble renaître de ses cendres et avec toutes ses couleurs. Éprouve-t-on alors un sentiment de nostalgie ? Oui, sans doute... Car dans ce lieu, et avec la présence d'un de ses descendants aujourd'hui ambassadeur de Hongrie, des valeurs devenues rares font surface, celles qui unifient la politique et… la sainteté, incarnées par la figure de Charles de Habsbourg-Lorraine, empereur d'Autriche et roi de Hongrie. Un souverain exceptionnel et un homme de foi, avec une vision de son service auprès des autres qui ne peut pas ne pas inspirer. Et si son rayonnement se fait ressentir au moment où l'archiduc Georges de Habsbourg-Lorraine reçoit Aleteia, c'est parce que ces mêmes valeurs et ambitions semblent l'animer profondément.
Aleteia : Monsieur l’Ambassadeur, Votre Excellence, pouvez-vous nous rappeler les liens de votre grand-père, l’empereur Charles d’Autriche, avec la Hongrie ?
L'archiduc Georges de Habsbourg-Lorraine : Dès le XVIe siècle, les liens sont là entre ma famille et plusieurs pays d’Europe Centrale : plusieurs pays, des langues, des traditions différentes constituaient ensemble la structure de l’Empire austro-hongrois qui avait beaucoup de couleurs et de facettes. Pour nous, mon grand-père était le roi de Hongrie et aussi l’empereur d’Autriche. Il est arrivé au pouvoir à un moment très difficile. Avant lui, François-Joseph avait régné très longtemps, pendant 67 ans ! Avec la mort récente d’Elisabeth II, et son règne d'une longueur aussi exceptionnelle, on mesure quel impact peut avoir une aussi longue période de pouvoir. Et dans le cas de mon grand-père, le contexte était encore plus difficile. On était à la moitié d’une guerre mondiale, avec une structure de pouvoir qui avait été taillée pour François-Joseph.
En devenant empereur, votre grand-père avait dans ses bagages une expérience riche de militaire...
Oui, c'était d’abord un militaire. Il avait occupé différents postes dans l’Empire, toujours dans un univers militaire. Ainsi, il savait les difficultés de cette guerre. Il a tout de suite compris l’importance d’arriver à la paix. Il ne visait pas la victoire comme les Allemands, il voyait les dangers des guerres pour les peuples. Il voulait la paix. On voit les horreurs de la guerre en Ukraine. Lui connaissait très bien ces horreurs. Mais il n’a pas réussi.
Chez mon grand-père, on voit l’importance de la prière pour essayer d’arriver à un beau résultat. Ce résultat ne compte pas, c’est l’exemple qu’on donne en chemin.
Quand le pape Jean Paul II l’a béatifié, il a posé cette question : était-il important que l’empereur Charles n’ait pas réussi à obtenir la paix ? Le Saint-Père a répondu ainsi : l’important, ce n’est pas le résultat, c’est l’intention et ce qu’on fait chaque jour pour y arriver. Dans notre monde, seule la réussite et le résultat comptent. On ne voit pas le long chemin à faire pour y parvenir. Jean Paul II l’a souligné. Chez mon grand-père, on voit l’importance de la foi, de Dieu, de la prière dans la vie quotidienne pour essayer d’arriver à un beau résultat. Ce résultat ne compte pas, c’est l’exemple qu’on donne en chemin. Ce type d’exemple manque tant aujourd’hui, au moment où la paix est de nouveau à obtenir là où la guerre fait rage !
Vous n’avez pas connu votre grand-père, mort le 1er avril 1922. Que représentait-il pour vous dans votre enfance ?
Mon grand-père est pour moi d’abord une figure historique. Il est mort il y a 100 ans, c’était donc bien avant ma naissance. J’ai appris son histoire. Mais en même temps, il est mon grand-père, un membre éminent de ma famille. Ce que je connais de lui, c’est par mon père, (Otto de Habsbourg-Lorraine, archiduc d'Autriche, le fils aîné de Charles et Zita, ndlr). Lui-même était très jeune à la mort de son père. Il m’en a beaucoup parlé. Il m’a raconté notamment ce qu’il a vécu avec lui à l'île de Madère où la famille vivait en exil. Paradoxalement, pour mon père c’était un temps merveilleux. Avant, c’était la guerre, il n’avait pas de relation possible approfondie avec son père. À Madère, tous les deux ont pu vivre des choses ensemble. Ils se promenaient pendant des heures entières. Mon père n’était alors qu’un enfant, mais son père lui parlait beaucoup. Il lui a transmis le sens de la responsabilité et l’admiration qu’il avait pour la Hongrie.
Cet attachement très fort à la Hongrie, n’était-il pas lié à la signification de son couronnement à Budapest le 30 décembre 1916 ? À la différence de l’Autriche, c’était une grande cérémonie religieuse.
Pour devenir souverain de Hongrie, il fallait prêter serment sur la couronne de saint Étienne, au cours d’une cérémonie religieuse qui comportait une dimension spirituelle très forte. Pour mon grand père profondément croyant, cela a été un acte très important sur le plan personnel, même fondateur. Il a planté l’importance de la Hongrie dans son cœur, dans celui de mon père, pour toute la famille.
Jean Paul II a dit de lui qu’il considérait que c’était dans le service auprès de ses sujets qu’il avait trouvé le moyen d’atteindre la sainteté…
Oui, il avait un sens incroyable de la responsabilité. Il savait qu’il fallait œuvrer pour le bien. La guerre, c’était le contraire : la misère, la mort, la faim. Lui, il a compris tout de suite où était sa responsabilité. Il connaissait aussi les difficultés politiques : le danger du communisme, pour l’Europe notamment centrale. Il a essayé deux fois de retourner en Hongrie, car quand on est couronné, on le reste jusqu’à la fin de sa vie.
Comment votre famille et vous-même avez vécu sa béatification le 3 octobre 2004 ?
C’était d’abord une immense joie familiale. Nous avons vu à quel point le processus de la béatification est difficile. Cela a duré très longtemps. Parfois, on ne savait pas exactement ce qui se passait derrière chaque étape et chaque démarche. Tous les aspects de la vie de mon grand-père ont été étudiés. Il faut dire que Vatican est très précis dans ce travail avec des commissions, des experts, des cardinaux engagés à différents moments…
Il m’a appris qu’il fallait toujours garder le sens de l’humour, surtout dans les temps les plus difficiles. J’ai aussi reçu en héritage cette confiance en Dieu.
Cela a duré si longtemps qu’on pensait qu’on ne verrait jamais son aboutissement ! C’est seulement quand je me suis retrouvé place Saint-Pierre de Rome, devant le Pape, avec le portrait de mon grand-père accroché à la façade du Palais apostolique, que j’ai compris l’immense honneur que nous vivions. J’ai alors pris conscience que l’exemple de mon grand-père était offert au monde. Depuis, il y a de nombreuses demandes de ses reliques qui viennent du monde entier. C’est une fierté et aussi une responsabilité.
Qu’est-ce que votre grand-père, le bienheureux, vous inspire personnellement ?
Ce que j’ai reçu de lui, cela a été à travers mon père et son exemple. Il m’a appris qu’il fallait toujours garder le sens de l’humour, surtout dans les temps les plus difficiles. C’est aujourd’hui si important ! J’ai aussi reçu en héritage cette confiance en Dieu. J’ai compris que Dieu aide celui qui a cette confiance en Lui. À chaque moment important de ma vie, lorsque j’ai une décision à prendre, je sais que je peux me retourner vers Lui et me demander : quelle décision prendrait Dieu à ma place ? Cette confiance donne une force surhumaine.
Pensez-vous que votre grand-père puisse être un un modèle pour les enjeux de l’Europe aujourd’hui ? À la fois pour l’importance de ses racines chrétiennes et pour sa vision de la politique pacifique ?
La situation aujourd’hui n’est pas nouvelle. On a vécu des situations même plus graves que la guerre en Ukraine. Dans ce cas, qu’est-ce qui compte le plus ? C’est de trouver des personnes qui œuvrent pour la paix. Travailler pour améliorer les choses. La situation est difficile, mais on sait qu’on peut, en regardant l’histoire, trouver les chemins adéquats pour résoudre les crises et les conflits. La foi en Dieu facilite beaucoup : pouvoir prier, aller à la messe donne la force de Dieu.
Est-il possible de continuer son œuvre, notamment dans les questions sociales ?
Au cours de son règne, il a été le premier à créer un ministère des Affaires sociales en Autriche comme en Hongrie. Un geste politique sans précédent dans le monde. C'était un visionnaire. Il a notamment beaucoup travaillé à donner des droits aux locataires, par exemple. Si on peut parler cette année, l’année du centenaire de sa mort, de tout ce qu’il a entrepris dans ce domaine, c’est bien. Il me semble important de rappeler aujourd’hui ce qu’il a essayé de faire.
Votre grand-père formait avec son épouse Zita un couple très inspirant. Pour de nombreux catholiques français, vos grands-parents représentent aujourd’hui un modèle de mariage chrétien. Est-ce que cela vous étonne ?
Oui, je suis surpris que tant de Français s’intéressent de façon très vivante à mes grands-parents. C’est pour moi une immense joie. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour tout le travail entrepris en vue de la béatification de ma grand-mère qui est en cours, après celui pour mon grand-père. Je suis très impressionné par une telle mobilisation qui a lieu ici, en France.
Pour revenir à mon grand-père, il était engagé en politique, soldat, père et mari : il avait toutes ses facettes dans sa vie. Avec une chose en commun et au cœur de tout cela : l’importance de sa foi dans chaque domaine de sa vie. Il avait huit enfants. C'était une famille relativement nombreuse. Il se comportait en tout avec beaucoup d’ouverture et d’humour, il était amical, optimiste. Il n’était pas du tout fanatique. S’il a eu à vivre lui-même une situation presque impossible à gérer, il n’a jamais perdu la foi et il a toujours poursuivi sa tâche. "Je m’engage en toute chose à toujours respecter la volonté de Dieu, et cela de la manière la plus parfaite". Cette phrase, qu’il disait souvent, jusque sur son lit de mort, réunit tout ce qu’il a fait.
Propos recueillis par Marzena Devoud