Elle voulait s’asseoir à la table des pécheurs. Elle était Thérèse de l’Enfant Jésus, de l’esprit d’enfance qui ose tout, qui espère tout, qui fait confiance en tout. Elle était aussi Thérèse de la Sainte Face, Thérèse de la Passion, Thérèse de la nuit privée d’étoiles où elle s’était avancée comme on avance en eau profonde, comme on se jette dans la mer. "Si vous aviez de la foi, gros comme un grain de moutarde, dit le Seigneur, vous diriez à l’arbre que voici : “Déracine-toi et va te planter dans la mer” et il vous obéirait" (Lc 17, 6). L’arbre est le signe de l’homme droit, "planté au bord des eaux, qui porte du fruit en son temps" (Ps 1). La mer est le lieu obscur où le Seigneur renversa Pharaon et ses armées. Celui qui va planter l’arbre dans la mort, c’est le Christ. "Voici le bois de la croix qui a porté le salut du monde" dit la liturgie du Vendredi saint.
Ce que donne la foi, c’est la grâce immense de savoir que nous allons vers le Seigneur comme une lumière bienheureuse au milieu de nos ombres. C’est la vraie liberté.
Si vous aviez la foi, veut dire le Seigneur, vous seriez déjà vainqueurs de la mort. Voilà la liberté suprême, celle des saints et des martyrs. Car finalement, que donne la foi ? Elle ne donne pas des valeurs humanistes supérieures — je ne suis pas sûr que nous, chrétiens, soyons de moins grandes crapules que les autres, même si les saints rattrapent la médiocrité générale — ni des avantages particuliers. Elle ne nous arrache pas aux souffrances qui frappent les mortels. Elle peut au contraire entraîner le mépris du monde et la moquerie des hommes. "Prends ta part des souffrances liées à l’annonce de l’Évangile" dit l’apôtre (2 Tm 1, 8). Non, ce que donne la foi, c’est la grâce immense de savoir que nous allons vers le Seigneur comme une lumière bienheureuse au milieu de nos ombres. C’est la vraie liberté, face au prince de ce monde, face aux idoles de cette terre, face à la mort même. "Je ne meurs pas, disait la petite Thérèse, j’entre dans la vie." La mort est l’irruption de la lumière éternelle dans notre vie temporelle, comme se déchire le voile qui nous cache le Royaume.
La foi s'apprend comme un labeur
Cette certitude mystérieuse de la foi n’est pas fondée sur le sable des mythes mais sur le témoignage des apôtres, sur leur expérience réelle d’une présence réelle. La foi n’est pas un conte de grand-mère pour rassurer les enfants avant d’aller dormir. Elle est enracinée sur des paroles solides, trempées du sang des martyrs : "Tiens-toi au modèle donné par les paroles solides que tu m’as entendues prononcer dans la foi [...]. Garde le dépôt de la foi dans toute sa beauté" (2 Tm 1, 14).
Il y a donc un dépôt de la foi, une "grammaire" à déchiffrer disait Benoît XVI, une révélation accomplie dans le Christ. La foi se reçoit comme une grâce et s’apprend comme un labeur, afin de pouvoir rendre compte de l’espérance qui est en nous. Elle n’est pas d’abord affaire d’émotions et de sentimentalisme spirituel... Vous savez, comme quand Depardieu mange un jambon de Parme et dit : "Si les hosties étaient comme ça, on communierait plus souvent..." Mais le Christ n’est pas un jambon sec et le Saint Sacrement n’est pas une lampe à bronzer. Le Seigneur n’a pas choisi de nous attirer par les séductions de la terre. Il s’est caché dans un pain de misère. La foi passe aussi par l’épreuve comme l’or au creuset : "J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi." (2 Tm 4, 7).
Une course de géants
Il faut quitter la "foule sentimentale" pour décider de suivre l’Agneau partout où il va, maintenant et à l’heure de notre mort. On entend l’expression : "J’ai la faiblesse de croire." Au contraire ! qu’il faut de courage pour croire, pour demeurer fidèle malgré les deuils et les drames, malgré le poids de notre péché. C’est pour cela qu’elle était si grande aux yeux de Dieu, Thérèse qui était si petite aux yeux des hommes...
Au cœur d’un temps marqué par l’athéisme qui allait ouvrir sur un XXe siècle saturé de sang et de larmes, le Cœur du Christ s’était réfugié chez cette petite fille si fragile d’apparence, pour y livrer, comme elle le disait elle-même depuis la nuit de Noël 1886 où elle "reçut la grâce de sortir de l’enfance", "une course de géants". Cette course, cachée au silence du Carmel, fut d’éprouver la nuit de la foi et de redire du bout des lèvres, du profond du cœur, sa confiance en Dieu alors qu’elle ne ressentait plus sa présence et avait "peur de blasphémer".
Elle consentit à porter le Nom du Christ jusque dans les ténèbres de l’incroyance, pour y planter la foi dans la mort et l’espérance dans la nuit. Elle est morte à 24 ans, étouffée par la tuberculose. Son visage devint resplendissant d’une beauté mystérieuse, comme si ses traits avaient pris le visage de son âme, comme si la Sainte Face retrouvait l’Enfant Jésus. Tel fut le premier signe de la petite Thérèse, comme l’écho de l’une de ses dernières réponses, quand sœur Céline lui demanda : "Vous nous regarderez du Ciel, n’est-ce pas ?" et qu’elle répondit : "Non, je descendrai."