Dans la brume, il ne surgit pas de la mer mais des montagnes : le Mont Saint-Michel italien est aussi impressionnant que le Mont normand. Parfaitement aligné sur l’axe invisible des sanctuaires dédiés à l’Archange, son histoire est tout aussi étonnante.
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Sa silhouette accroche l’œil de quiconque franchit, par le train ou la route, le Pas de Suse qui sépare l’Italie de la France. Souvent à demi-noyé dans la brume ou les nuages, indistinct mais impressionnant, il ressemble, d’en bas, à quelque forteresse plantée là depuis des temps immémoriaux afin de garder l’accès des cols alpins. Et c’est bien d’une forteresse qu’il s’agit en effet, même si elle a depuis plus d’un millénaire pour rôle de combattre les puissances maléfiques plutôt que les envahisseurs humains.
Un lieu stratégique
À l’époque romaine, l’Empire est conscient de l’intérêt stratégique du Monte Pirchiriano : celui-ci domine de ses 962 mètres d’altitude le Piémont et contrôle, avec les cols du Fréjus et du Mont Genèvre la route des Gaules et la Via Domitia, liaison terrestre irremplaçable entre l’Italie et l’Espagne. Rome y bâtit un poste de garde. Cette place forte est à trente kilomètres d’Augusta Taurinorum, la moderne Turin. On ne sait trop si les légionnaires installés là-haut, dans des conditions sûrement inconfortables, ont jamais servi à quelque chose, puisque les vrais périls, qui aboutiront à l’effondrement de la puissance romaine passeront par d’autres routes. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’endroit, peu à peu, est abandonné sans pour autant perdre son importance : à ses pieds passe la via Francigena qui conduit de France vers Rome voyageurs, pèlerins et commerçants.
Une nuit de 980, frère Giovanni est soudain réveillé par une présence impressionnante : l’archange Michel en personne est descendu du Ciel le charger d’élever en son honneur un sanctuaire sur le Pirchiriano.
Peut-être est-ce la raison qui conduit un religieux camaldule, communauté d’ermites alors toute nouvelle fondée par le futur saint Romuald de Ravenne, le frère Giovanni Vincenzo, à s’installer, non sur le Pirchiriano mais sur un sommet qui lui fait face, le Monte Caprasio. Ainsi peut-il éventuellement secourir ceux qui en auraient besoin. Installation éphémère. Une nuit de 980, frère Giovanni est soudain réveillé par une présence impressionnante : l’archange Michel en personne est descendu du Ciel le charger d’élever en son honneur un sanctuaire sur le Pirchiriano.
L’ordre de l’archange Michel
Giovanni sait qu’il ne faut pas plaisanter avec le Prince de la milice céleste ni prendre ses ordres à la légère. Il peut se fâcher quand on n’obtempère pas assez vite. L’évêque Laurent de Sipontium, dans les Pouilles, rebaptisée Manfredonia au Moyen Âge, en a fait l’amère expérience en 492, tout comme celui d’Avranches en Cotentin, Aubert, en 706. Ils ont tardé l’un et l’autre à élever les sanctuaires réclamés sur le Mont Gargan ou sur l’îlot qui deviendra le Mont Saint-Michel et le paieront. Giovanni, prudent, ne va pas discuter et tergiverser. La seule difficulté, mais elle est de taille, est qu’un pauvre ermite, par définition, n’a pas d’argent, ni les relations mondaines qui lui permettraient de s’en procurer… Malgré tout, et avec le peu dont il dispose, le bon Camaldule se met à l’œuvre et, à défaut de mieux, bâtit un oratoire à l’endroit choisi par l’Archange qui, on le sait, aime les sommets, ne serait-ce que pour contrarier le démon, honoré en ces lieux sous le nom de Lugd, Mercure ou Wotan, en lui prenant la place. Ayant fait de son mieux, Giovanni échappe aux représailles dont les deux évêques, jadis, ont été victimes…
Mais voilà que, quelques mois après cette apparition, un riche seigneur auvergnat, Hugues de Montboissier, se rend à Rome en compagnie de son épouse Isengarde. Le Xe siècle est agité, en France, faute d’un vrai pouvoir pour ramener l’ordre et, en attendant que Hugues Capet, en 987, s’impose sur le trône au détriment des derniers Carolingiens discrédités, la noblesse guerrière, hors de contrôle, impose sa loi, voire sa tyrannie, à des peuples sans protecteur. Ces prédateurs féodaux sont capables de toutes les turpitudes, voire de tous les crimes et le clergé n’a pas toujours le courage de condamner leur conduite. Le sire de Montboissier a, pour sa part, franchi toutes les limites puisqu’il a encouru l’excommunication et que son confesseur l’a expédié à Rome pour s’arranger avec le pape. Alors qu’il s’en retourne en France, sincèrement repentant, semble-t-il, car la foi ne déserte pas, à l’époque, les âmes tourmentées, le seigneur piémontais qui lui offre l’hospitalité lui parle de l’oratoire du frère Giovanni, des demandes de l’Archange. Saint Michel est cher aux Français et, dans un élan de générosité, Hugues de Montboissier s’engage à élever de ses propres deniers le sanctuaire réclamé ; les travaux débutent en 983.
Des bénédictins auvergnats
Ainsi va surgir, construction improbable entre ciel et terre, San Michele della Chiusa, Saint-Michel de la Cluse, chef d’œuvre du roman, célèbre entre autres pour son prodigieux Escalier des Morts, unique en son genre puisque les grandes figures de l’abbaye y ont été enterrées, et qui débouche sur le portail du zodiaque. L’ensemble, d’une beauté austère, va peut-être vous sembler étrangement familier. Rien d’étonnant à cela, du moins si vous êtes cinéphile. San Michele, à l’instar du Mont normand, a inspiré les décors des palais du Gondor dans Le Seigneur des anneaux, histoire bourrée de références catholiques qui raconte, justement, une lutte terrible entre les puissances du Mal et les forces du Bien, écho évident aux combats de la Parousie. Ajoutons que San Michele a également servi de cadre à un roman moins édifiant, Le Nom de la rose d’Umberto Eco.
Sept siècles durant, la Chiusa abrite une abbaye bénédictine, parmi les plus riches et les plus puissantes d’Europe, unie à Cluny, dont la particularité sera de ne recevoir que des moines auvergnats, selon le vœu de son fondateur. Ces liens étroits avec la France expliquent pourquoi San Michele possède dans le royaume de nombreux prieurés qui contribuent à sa gloire.
La ligne droite vue du Ciel
Cette fortune a une fin. En 1622, désireuse de mettre fin à des abus qu’on lui a dénoncés, Rome ferme l’abbaye, qui, pour deux cent dix ans, reste à l’abandon, battue de neiges, de vents et de brouillards, vouée à une ruine presque certaine, dont la sauve finalement le pape Grégoire XVI en autorisant, en 1836, les religieux rosminiens à s’y établir. Devenu l’un des hauts lieux du tourisme piémontais, San Michele vaut le détour ; il est loisible d’y passer la nuit dans l’une des anciennes cellules des moines, dotées désormais du confort moderne.
Il est cependant un détail, étrange, qui vaut que l’on s’y arrête : San Michele della Chiusa se trouve à parfaite équidistance des deux grands sanctuaires micheliens du Gargano et du Mont Saint-Michel. Plus étonnant encore, ces trois grands lieux du culte de l’Archange se situent sur une ligne droite qui, partant des Pouilles se poursuit jusqu’en Cotentin, en franchissant le Pas de Suse. Si vous prolongez cette droite, elle atteindra, en Grande-Bretagne, le Saint Michael’s Mount de Cornouailles et, en Irlande, le Skellig Michael… Un fait que les bâtisseurs, avec les moyens topographiques de leur temps, ne pouvaient connaître mais qui, de Là-Haut, sautait au regard acéré du vainqueur de Lucifer…