C’était une personne et une institution. Pour Louis Daufresne, on ne peut pas comprendre le prestige de la reine qui régna soixante-dix ans sans éluder le fond de la question : Elisabeth II, l’Angleterre et la monarchie ne faisaient qu’un.
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Les médias en font-ils trop sur la reine Elisabeth II ? La séquence de sa mort scandalisa le public de France Info, au point que Franck Mathevon, directeur de l’information internationale de Radio France, dut en répondre dans le rendez-vous avec la médiatrice, Emmanuelle Daviet. Que disent les messages des auditeurs ? "Nous ne sommes pas anglais. Les valeurs de la monarchie sont très discutables. Notre peuple a lutté pour s’en libérer. Que de louanges, de discours pontifiants, arrêtez tout ce cirque médiatique ! [...] Dans un pays républicain, comment est-ce possible d’encenser autant cette personne et [...] cette monarchie d’un autre temps ?"
Réponse de Franck Mathevon : "Notre mission, ce n’est pas d’être royaliste, c’est de décrypter le rôle qu’a pu jouer la reine pour fédérer son peuple." Cet événement justifiait évidemment une édition spéciale. Avec le Pape et Ronaldo, Elisabeth II était une figure planétaire. En soixante-dix ans de règne, son image accompagna la vie de tous les continents sur plusieurs générations. Mais il y a mieux que le prestige et la notoriété, il y a la prestance et la constance. Si les deux premiers proviennent du statut, les deux autres dépendent de la personne.
Prestance et constance
La prestance renvoie à l’exemplarité. Il n’était pas écrit d’avance qu'Elisabeth II tiendrait son rang. Combien de souverains de papier abîmèrent leur image dans les pages des magazines people ! Qu’aurait-on dit si Elisabeth II s’était, un seul jour de sa vie, lâchée en privé comme Sanna Marin, Premier ministre finlandais, piégée par la divulgation d’une vidéo lascive ? Être à la hauteur a quelque chose d’épuisant, sauf à en faire une discipline de vie. Je ne vois d’ailleurs pas d’autre solution : on ne joue pas être reine par intermittence et pour la galerie. Cette façade se lézarde vite sous l’œil perçant des chasseurs d’images, payés pour fendre la cuirasse des apparences.
Elisabeth II régna soixante-dix ans, ce qui fait de son passage sur terre un événement incommensurable.
La constance, quant à elle, se rapporte à la responsabilité. Si la devise Never explain, never complain rendait sa parole pudique et rare, la reine aurait très bien pu agir autrement, transgresser les usages, abolir les distances aristocratiques, se laisser gagner par des mœurs vulgaires, soi-disant pour s’adapter à la modernité. Cette démagogie lui aurait valu d’être saluée comme un souverain réformateur, sachant vivre avec son temps, etc. Au lieu de cela, Elisabeth II ne changea rien à la sacralité de la fonction royale. Aujourd’hui, la planète lui sait gré de sa fidélité et on parle même d’elle comme de la grand-mère du monde. C’est une leçon pour toute institution irriguée par un principe. Le sang ne change pas de couleur et s’il ne circule plus, le corps se nécrose et meurt.
Le fond de la question
Le public grincheux de France Info s’en prend aux "valeurs de la monarchie". Créditons-le d’une certaine logique : il y a un paradoxe à voir la République encenser le régime qu’elle liquida. La réponse de Franck Mathevon traduit un certain embarras dont le journaliste a conscience. Pour le surmonter, il excipe d’arguments convenus mais imparables : d’abord, sa mort reçoit un écho mondial et rendait évident un traitement éditorial hors norme. Ensuite, Elisabeth II régna soixante-dix ans, ce qui fait de son passage sur terre un événement incommensurable. Enfin, le journaliste introduit une nuance destinée à le protéger : on ne loue pas tant le régime qu’elle incarne que l’attitude qui fut la sienne.
Le refrain est le suivant : "Il y avait un grand attachement à la reine, moins à la monarchie." C’est ce que dit en tout cas la chercheuse Isabelle Baudino, également sur France Info. Ce dernier point esquive le fond de la question : Elizabeth II, l’Angleterre et la monarchie ne faisaient qu’un. Sans l’Angleterre et sans la couronne, le mythe de la reine disparaissait. Redisons-le : comme tant de souverains de papier, elle aurait pu devenir une célébrité gavée des plaisirs futiles de la jet-set. Sa première prouesse fut de tenir à son statut et de l’entretenir intelligemment, sobrement, élégamment. Ni trop, ni trop peu.
Être et durer
Si Elisabeth II fut portée par l’institution, son histoire montre qu’elle la porta elle-même, malgré la mort, les scandales et les divorces. Le monde changeait comme jamais auparavant et en 1952, quand elle accéda au trône, rien n’indiquait que la monarchie britannique pût encore rayonner et avoir un sens pour le monde. Certes, quand elle fut sacrée le 2 juin 1953, c’était un événement incroyable, puisque jamais un sacre n’avait été retransmis à la télévision dans plusieurs pays et en même temps.
Mais la révolution sociétale en cours aurait dû périmer cette relique de l’oppression, en faire même un objet d’exécration, comme le chanteur Renaud se plut à le faire plus tard avec Thatcher. Sa seconde prouesse, attachée à la première, fut ainsi de croire au rôle qu’on lui demandait de jouer. L’attachement à la reine n’a d’égal que sa propre adhésion à la monarchie. Dissocier les deux est un non-sens. Constance rime avec obéissance.
Lady Di était bien plus glamour que sa belle-mère mais ne sut pas se plier habilement aux exigences, aux servitudes, de l’institution. La triste saga de la princesse de Galles en dit long sur l’épaisseur de l’armure dont il faut se revêtir pour que l’exposition médiatique vous élève et vous accorde ses faveurs : être et durer est la chose la plus délicate à incarner. Les politiques transpirent pour y arriver mais l’histoire passe sur leur nom l’éponge de l’oubli. Dire que la force d’Elisabeth II s’expliquait par son silence ne suffit pas à lui ôter son mérite. Grâce à elle, être reine fait encore rêver et des étoiles s’allument dans nos yeux quand son diadème illumine la grisaille de nos vies.