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Hugues et Bruno, restaurateurs et patrons du Dauphiné

Saint Hugues (droite) reçoit saint Bruno

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Anne Bernet - publié le 31/08/22 - mis à jour le 27/03/23
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Ces deux grands saints, inséparables, ont partagé la même répulsion pour l’épiscopat. Si l’un, Hugues dut accepter le siège de Grenoble, c’est avec le soutien de la prière des moines de Bruno, à la Chartreuse. Ils sont tous deux patrons du Dauphiné.

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Ce sont deux très grandes figures de sainteté, mais d’une austérité remarquable, qui sont les patrons du Dauphiné : Hugues, évêque de Grenoble, et son ancien professeur d’université, Bruno, fondateur des Chartreux. Le plus étonnant, d’ailleurs, en voyant le Ciel préparer de très loin cette œuvre commune, est de songer que le prélat grenoblois a douté toute sa vie ou presque, à sa vive désolation, de l’action de la Providence divine dans le monde… Et pourtant !

À la fin des années 1060, un étudiant travailleur et brillant, mais sans fortune, Hugues de Châteauneuf, né en 1053 dans cette ville proche de Valence, obtient d’aller poursuivre son cursus universitaire à Reims, où enseignent quelques-uns des plus grands maîtres de l’époque, et parmi eux Bruno von Hautenfaust, héritier d’une puissante et noble famille de Cologne, ville où il est né en 1035. Peut-être cet universitaire remarquable qui attire des disciples de toute l’Europe, ne prête-t-il guère attention à Hugues mais celui-ci est fortement marqué par son enseignement et sa personnalité, qui lui font oublier les privations continuelles qu’il s’impose pour suivre ses cours. Diplômes en poche, Hugues regagne Valence où il obtient une charge canoniale à la cathédrale qui, sans qu’il soit prêtre, ni d’ailleurs qu’il y songe car ce clerc pieux se sent indigne du sacerdoce, lui assure de quoi vivre.

Les âmes pures et désintéressées sont rares 

Ce sont justement ces vertus et cette piété, évidentes mais dramatiquement rares en ce XIe siècle où l’Église et la société sont rongées de vices qui attirent sur le jeune chanoine l’attention du légat du pape, Hugues de Die. Depuis des décennies, Rome se bat pour tenter de réformer les mœurs de la chrétienté, et celles d’un clergé ignorant, impie parfois, vivant dans un concubinage éhonté et public, multipliant les bâtards, pratiquant sans vergogne le népotisme, trafiquant des sacrements et ouvertement simoniaque.

Dans ce cloaque d’iniquité, les âmes pures et désintéressées sont rares ; surtout, elles ont tôt fait de se souiller. De tout cela, Hugues ne semble même pas s’apercevoir. Alors qu’autour de lui, tout est luxure et concupiscence, il est d’une chasteté telle qu’il ne lève jamais les yeux sur une femme et passe sans les voir devant les pires tentatrices. Indifférent à l’argent, dénué d’ambition, priant et mortifié, ce garçon exemplaire apparaît au légat pontifical une perle ; il l’attache à son service, en fait son conseiller personnel, l’emmène avec lui à Lyon puis Avignon. Les vues d’Hugues de Die sont transparentes : élever son jeune homonyme à de hautes fonctions pour le salut des âmes et le bien de l’Église. 

Seul un saint viendrait à bout de la soue à cochons qu’est devenue la chrétienté dauphinoise.

En 1080, l’évêque de Grenoble décède, laissant derrière lui une situation cataclysmique. Non seulement il n’a jamais rien fait pour réformer son misérable clergé mais il a ruiné le diocèse, dépensant sans compter et remplissant ses coffres par la simonie et le trafic des sacrements, qu’il vend ! Seul un saint viendrait à bout de la soue à cochons qu’est devenue la chrétienté dauphinoise. Ce saint, le légat pense l’avoir en la personne d’Hugues de Châteauneuf qu’il fait élever au siège de Grenoble.

Cet épiscopat est une croix

Pour le jeune clerc de vingt-sept ans, qui n’a reçu que les ordres mineurs, cet épiscopat, tant convoité par d’autres, n’est pas une aubaine mais une croix ; il fait tout pour s’y dérober. En vain ! Hugues de Die l’ordonne prêtre puis, ne voulant pas le voir sacré évêque par son métropolitain, simoniaque notoire, il le conduit à Rome où le pape procède à la cérémonie.

C’est à Rome, justement, que le calvaire d’Hugues commence. Il se retrouve soudain en proie à d’effroyables tentations contre la bonté divine et la Providence, si violentes qu’elles le plongent dans une véritable nuit de l’âme et l’incitent à blasphémer, ce à quoi, par un effort héroïque, il ne se laisse pas aller. N’est-ce pas la preuve qu’il est indigne de la prêtrise et de l’épiscopat ? Le pape, auquel il se confesse, lui affirme, à son grand effroi, que c’est tout le contraire. Il n’échappera pas à la mission que Dieu lui réserve.

À peine à Grenoble, Hugues se met à sa tâche de réformateur ; il prêche, il exhorte, il reprend, mais surtout, il prie, il jeûne, il se mortifie et se prive de tout pour aider les pauvres. Rien n’y fait. Le Dauphiné semble irréformable, en tout cas par cet évêque trop jeune et inexpérimenté.

Convaincu de son incapacité, Hugues, au bout de deux ans, abandonne son siège et se réfugie au monastère de La Chaise Dieu, où le pape Grégoire VII le fait chercher, lui enjoignant de regagner son diocèse. Hugues obéit, désolé. Une nuit, en 1086, il fait un rêve : il se voit marcher à travers la campagne dauphinoise, traçant la route à sept étoiles splendides qui éclairent son chemin et qu’il mène jusqu’à un site sauvage qu’il aime pour sa solitude, appelé la Chartreuse. Ce songe le laisse troublé. Pas longtemps. Le lendemain, un homme se présente à l’évêché ; il le reconnaît aussitôt : c’est Bruno, son ancien professeur de Reims.

Tout abandonner

Ces dernières années, la vie de Bruno s’est compliquée. La mort de l’archevêque Gervais, son protecteur, l’a exposé aux jalousies des médiocres, puis, par simonie, car c’est ainsi que se fait alors trop souvent l’avancement dans l’Église, un certain Manassès de Gournay a obtenu le siège rémois. En pareil cas, les gens sages, les prudents, les carriéristes regardent ailleurs. Pas Bruno qui, soutenu par quelques chanoines de la cathédrale, a réclamé à Rome l’invalidation de l’archevêque indigne. Ce genre de procédure est lent et Gournay, qui se défend, a destitué Bruno de sa chaire universitaire, de sa charge de chancelier du diocèse et l’a fait expulser de Champagne. 

Bruno s’est retiré à la campagne avec quelques-uns de ses amis et soutiens, très remontés, très excités par la lutte, juste au demeurant, qu’ils mènent contre le prélat simoniaque. Un jour qu’ils discutent entre eux, un sujet de dissertation classique les retient : la fugacité des biens de ce monde et du bonheur qu’il peut offrir. Soudain, les arguments philosophiques cent fois ressassés prennent à l’improviste une nouvelle signification ; Bruno remet les choses à leur place et comprend que sa réussite mondaine, universitaire, et même le juste combat qu’il mène n’ont aucune importance, et même qu’ils le détournent du seul essentiel : Dieu.

Désormais, il n’a plus qu’une envie : tout abandonner pour aller vivre dans la prière, le renoncement, la solitude. C’est pour l’heure impossible ; il faut d’abord libérer Reims de l’insupportable Gournay. Cela va prendre des années. Quand il y arrive enfin, et que le légat du pape, c’est encore Hugues de Die, le protecteur de l’évêque de Grenoble, lui propose l’archevêché de Reims, Bruno, pris de peur pour son salut, refuse et s’enfuit. Il trouve refuge à l’abbaye de Molesmes, puis dans l’une de ses fondations, mais tout cela est trop près de Reims et de ses dangers. Alors, accompagné de six compagnons qui partagent ses aspirations, Bruno s’en va. Son but : les Alpes car il espère trouver dans la montagne un asile assez sauvage, assez écarté du monde pour qu’on l’y laisse tranquille.

L’asile de la Chartreuse

Est-ce Hugues de Die qui l’a orienté vers Grenoble ? C’est possible. En tout cas, lorsque Hugues de Châteauneuf reconnaît son maître et le voit accompagné de six frères, il comprend qu’il s’agit des sept étoiles de son rêve et il les conduit à la Chartreuse, l’asile que Dieu lui a indiqué et où lui-même voudrait tant se retirer. Cela, Bruno ne l’acceptera jamais, le remettant sans cesse en face de ses devoirs épiscopaux. Hugues devra les porter jusqu’au bout, jusqu’à sa mort, le Vendredi de la Passion, 1er avril 1132. À cette date, il y aura plus de trente ans que Bruno aura quitté la Chartreuse, appelé à Rome par un autre de ses étudiants, devenu le pape Urbain II, qui ne l’autorisera jamais à regagner la France. Le fondateur des Chartreux s’éteindra dans sa fondation italienne de La Torre, en Calabre, le 6 octobre 1101.

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