La solution redoutablement approximative de 1973
Il faut d’abord rappeler la position prise il y a près de cinquante ans et ce qui la fondait. Les juges constataient que rien, dans la Constitution datant de la fin du XVIIIe siècle, ne concerne l’interruption volontaire de grossesse (IVG) : les bâtards étaient alors banals, et la mortalité infantile finissait de régler le problème. Aucun précédent n’autorisait donc à interdire d’avorter, tandis que quantité de femmes y recouraient désormais, souvent de façon sauvage et dangereuse. Consciente néanmoins que la loi a pour but entre autres de protéger toute vie humaine, la Cour a décrété qu’il était acceptable de se débarrasser d’un fœtus tant qu’il n’était pas viable, c’est-à-dire ne pouvait pas survivre une fois sorti du ventre de la mère.
C’était à l’évidence une solution redoutablement approximative. D’abord le seuil de viabilité était à l’époque de plus de six mois après la conception, ce qui a donné lieu à de hideuses éliminations d’embryons vivants, déjà identifiablement humains. Témoignages et images ont alors contribué à susciter une révulsion populaire. Ensuite, grâce aux progrès médicaux, ce seuil a sensiblement baissé, ce qui a donné lieu à polémiques et procès. Enfin et surtout, il n’appartenait pas à un tribunal (si suprême soit-il) d’intervenir sans être capable de trancher rationnellement dans une question d’ordre à la fois médico-scientifique et philosophique (anthropologique et moral) : à partir de quand une vie est-elle humaine ?
La justice ne tranche pas, mais se dérobe
Dans son récent arrêt, la Cour ne remet pas en cause le constat de 1973 que la Constitution ne permet ni de criminaliser ni de légaliser l’avortement. Il n’y a jamais eu, à proprement parler, de « droit constitutionnel » à l’IVG aux États-Unis et il n’a donc pas pu être aboli. La majorité des juges a seulement considéré qu’il avait été abusif de décréter jusqu’à quand c’était admissible. Les cinquante États de l’Union sont du coup libres de légiférer chacun pour sa part. Autrement dit, la justice se reconnaît incompétente et renvoie la décision au niveau du politique : des législateurs élus et des choix démocratiques.
C’est ici que la situation s’avère paradoxale : il est reproché à la Cour d’imposer une interdiction, alors qu’en fait elle se dérobe. Les sondages révèlent en effet que, comme dans la plupart des pays « riches », près de deux Américains sur trois jugent l’IVG acceptable jusqu’au troisième mois. Mais, étant donné le système politique du pays (avec un découpage électoral biaisé qui favorise un certain conservatisme à la chambre basse, et le fait que les petits États, ruraux et traditionalistes, ont autant de sénateurs que les grands, urbanisés et plus libéraux), il n’y a pratiquement aucune chance pour que le Congrès adopte dans un avenir prévisible une loi légitimant nationalement l’avortement (dans des conditions qui ne seraient de toute façon pas si faciles à définir, avec la « super-majorité » de 60% requise au Sénat).
Le politique dans l’impasse
Symétriquement, le vote d’une loi interdisant l’IVG sur tout le territoire des États-Unis reste l’objectif suprême des militants « pro-vie » les plus déterminés, mais semble tout aussi improbable. On ne voit donc pas pour l’heure d’issue politique à cet affrontement. Car si les traditionalistes sont un peu moins nombreux que les progressistes, le système fait que la majorité est toujours étroite et discutable (ainsi, Mme Clinton a recueilli plus de voix que M. Trump en 2016). Et puis les électeurs ne se prononcent pas uniquement sur l’IVG : en plus du conflit entre deux absolus (respect de la vie et liberté individuelle), il y a la crise sanitaire, l’inflation, l’écologie, les discriminations (raciales, sexuelles), le leadership présidentiel…
M. Trump, qui ne désespère pas de revenir, peut tirer parti de la récente annulation de l’arrêt de 1973 : les juges qu’il a nommés ont été décisifs. Mais la moralité du personnage ne le qualifie guère comme champion des valeurs classiques. Simultanément, ses adversaires s’emploient à prouver sa responsabilité dans l’émeute du 6 janvier 2021 qui contestait son échec à se faire réélire. Cela risque cependant de ne pas suffire à empêcher son parti de remporter les législatives de novembre prochain et donc de fragiliser son successeur, « pro-choix » bien que catholique. Celui-ci (M. Biden) est d’ailleurs déjà en difficulté, au point que ses partisans commencent à chercher un autre candidat pour la présidentielle de 2024.
L’Amérique coupée en deux
On s’attend à ce que la moitié au moins des États rendent l’avortement pratiquement impossible sur leur territoire. Ce qui peut étonner est que ces États sont généralement en même temps ceux où l’on défend le droit de posséder et porter des armes à feu, alors que celles-ci font des ravages, comme l’ont récemment confirmé plusieurs massacres dans des écoles. En revanche, là où l’on estime que l’IVG est un droit fondamental, on s’active pour renforcer la législation la protégeant et même subventionner la venue de femmes pauvres vivant dans un État où elles ne pourront plus se débarrasser d’un enfant non désiré.
Tout cela est encore compliqué par le fait qu’environ la moitié des avortements aujourd’hui se font par voie non plus chirurgicale, mais médicamenteuse. Les États qui proscrivent l’IVG vont-ils donc criminaliser la commande par Internet, l’acheminement et la consommation de pilules abortives ? Il y aurait assurément là une grave menace pour la vie privée et la liberté des citoyens. Certains États encouragent déjà la délation. C’est le cas au Texas, où une loi interdisant l’IVG dès que le cœur de l’embryon bat (au bout d’un mois et demi) n’a pas été jugée anticonstitutionnelle par la Cour suprême en septembre dernier et offre une prime de 10.000 dollars à qui dénonce un avortement au-delà de six semaines.
Et si on réfléchissait un peu ?
Dans le camp « pro-vie », on commence à se rendre compte qu’il ne suffit pas de protester contre l’assassinat de l’enfant à naître, et qu’un investissement considérable est nécessaire pour soutenir aussi bien moralement que matériellement les femmes paniquées par leur grossesse, les aider à la mener à son terme, faire en sorte que le bébé soit pris en charge, etc.
Mais sans doute faut-il aller plus loin. Le recours à l’avortement marque d’abord les limites de la contraception censée la rendre superflue. Il invite aussi à s’interroger sur la liberté qu’a exercée ou non la femme affolée de se trouver enceinte et sur la responsabilité de l’homme avec lequel elle a eu une relation. Plus largement, on peut se demander si l’activité sexuelle peut être tenue pour banale et purement ludique, si ses conséquences éventuellement fâcheuses sont à gommer par tous les moyens disponibles en réprimant le moindre état d’âme, et quels conditionnements socio-culturels pèsent à la fois sur le désir et sur le consentement qui la légitiment. Ce sont là des questions que ni le politique ni le juridique ne permettent de traiter. C’est pourtant peut-être à ce niveau de réflexion qu’il serait utile de s’aventurer pour savoir de quoi, finalement, on débat.