"Les Français, ils sont “souincewes”…" L’accent est coriace. Je regarde le jeune homme assis face à moi. Depuis plus de vingt minutes nous répétons les mêmes gestes : finalement, j’ai eu raison de ne pas insister lorsqu’en début d’année, j’ai découvert que la paroisse ne possédait pas de machine à plier les feuilles de chants dominicales. Sinon nous n’aurions jamais été là, face-à-face, à plier sans fin ces papiers. Et peut-être n’aurions-nous jamais eu cette conversation.
Le jeune Afghan reprend en essayant de corriger sa prononciation : "sinsouawe " ? "sinsur" ? Devant mes yeux écarquillés, il tape sur le clavier de son téléphone et me montre la traduction : sincère ! Je lui dis : "Tu trouves" ? Il me répond : "Oui, vraiment." Un silence. "Les gens gentils ici. Les plus gentils en Europe."
« Les gens sont gentils, ici »
Nous nous sourions. C’est vrai que des peuples, il en a traversé sur sa route d’exil. Ils se sont enfuis, sa mère, ses frères et sœurs et lui après avoir vu le père se faire massacrer par les Talibans. Il raconte, de sa voix douce, une horreur animale. Arrivés en Bulgarie, dans un camp, ils sont séparés. Difficile de comprendre pourquoi. Mais ils sont séparés. Il a 15 ans, 16 ans ? Qu’importe. Il ne les a pas revus depuis deux ans. Il ne sait pas où ils sont. Il a mis sa photo sur un site des Nations unies dont la vocation est de réunir ces familles orphelines. En espérant qu’ils le retrouvent ainsi, qu’ils se retrouvent...
Nous continuons le pliage. Il poursuit : "Les gens vraiment gentils ici." "C’est quoi la plus belle ville en France ?" Avant que je réponde, il me regarde avec conviction : "Moi je connais Dunkerque. Vraiment jolie ville." J’essaye de lui parler de Paris, de Marseille, de Bordeaux, de Lyon. Mais il revient à Dunkerque, qui avec Lille constitue sa carte de France. Il dit aussi : "Les jeunes en France, pourquoi ils ne prient pas ? C’est dommage, c’est important, prier…"
En le regardant, en l’écoutant, tout en pliant avec lui des feuilles de messe qui seront lues par des gens qu’il ne connaît pas et qui ignorent souvent tout de lui, je me dis qu’il serait bon que nos batteurs d’estrade professionnels qui sollicitent nos suffrages, ou que ceux qui passent leur temps à prendre des décisions parfois si iniques tout en n’en ressentant jamais pour eux-mêmes la moindre conséquence, viennent s’assoir à cette table, et plient des feuilles eux aussi. Ils entendraient un jeune Afghan leur révéler que la France est un beau pays où l’on a envie de vivre et que l’on admire déjà. Ils comprendraient qu’il n’y a rien de plus anti-français que de prôner une politique du mépris en cherchant à "dégoûter" les étrangers de venir s’installer chez nous.
Rendre ce monde plus humain
Bien sûr, ils se retrancheront toujours sur l’importance pour celui qui décide de ne pas se laisser guider par ses affects. Mais ils oublient alors que le chef est précisément celui qui cherche avant tout à rendre ce monde plus humain. Sinon, pourquoi vouloir gouverner ? Quelle paix prétend-on protéger si l’on traite l’homme avec tant de mépris sous prétexte qu’il est pauvre et ne peut se défendre ? Et qu’il faudra bien un jour rendre justice à ce jeune exilé qui nous pense sincères, en osant risquer de traduire en actes ce que nous proclamons à gorges déployées : cette fraternité dont notre République s’honore, même si elle feint d’oublier qu’elle puise dans l’Évangile, et non dans le verbiage, son origine et sa capacité à se réaliser.