“Le prêtre n’est pas là pour poser des idées mais pour aider la grâce.” Toute personne, homme ou femme, ayant reçu une charge touchant à la vie intérieure, devrait faire sienne ces mots sages et réalistes.
Malgré sa riche et sage expérience, l’Église n’échappe pas à des dérives qui ne sont pas toujours suffisamment repérées et corrigées. Les grands ordres religieux n’échappent pas non plus à cette perversion, pas plus que les communautés plus jeunes et plus restreintes en nombre. En fait, à partir du moment où un être se considère comme investi d’un pouvoir, il oublie parfois que ce qu’il doit exercer est une juste autorité morale au service des autres et non point la recherche d’une puissance individuelle. Il faut aussi reconnaître que les postes de responsabilité, y compris dans l’Église, attirent plus que de coutume des hommes qui ont soif de carrière, soif d’un empire, non point géographique, mais s’imposant sur ceux dont ils ont normalement la charge dans la charité. L’abbé Henri Huvelin — qui fut l’admirable confesseur puis guide de Charles de Foucauld — homme brillant intellectuellement et humble dans son sacerdoce passé à éclairer et à enseigner, écrivait, fort de son expérience : "Le prêtre n’est pas là pour poser des idées mais pour aider la grâce." Toute personne, homme ou femme, ayant reçu une charge touchant à la vie intérieure, devrait faire sienne ces mots sages et réalistes.
La volonté de puissance
Les abus spirituels peuvent toucher toute personne ayant ouvert sa conscience avec confiance, ceci dans un cadre supposé être celui de la discrétion absolue et du respect de la conscience. À l’origine de la distorsion de la relation, se trouve ce que les Anciens nommaient l’hybris, ceci dans la mythologie et dans la philosophie antique qui méconnaissait la notion de péché. Les Grecs honoraient la mesure et détestaient la démesure. L’hybris est justement cet orgueil et cette arrogance qui créent des comportements violents et abusifs car elle laisse libre cours aux passions et à la soif de pouvoir. L’homme veut s’attribuer plus que ce qui lui revient selon le destin fixé par les dieux. Aussi va-t-il transgresser toutes les règles de bienséance et manipuler, écraser, tous ceux qui lui font obstacle. Un grand nombre de mythes grecs soulignent cette faiblesse humaine, sévèrement punie par l’Olympe. Le christianisme reprendra cette intuition en parlant de concupiscence. Saint Augustin, dans La Cité de Dieu, est sans doute celui qui a le plus clairement développé les différents aspects de ce qu’il nomme libido, dans un sens différent de celui, restreint, que ce mot revêtira avec la psychanalyse. Il distingue la libido sciendi, la libido sentiendi, et la libido dominandi.
L’abus spirituel est de ce dernier ordre : la volonté de puissance qui pousse à dominer autrui par orgueil et par désir de satisfaire son instinct de pouvoir sur les esprits et sur les âmes. Nous sommes dans l’ordre du satanique car le Malin est bien celui qui use de tous les stratagèmes pour posséder les êtres et les mener à sa guise, souvent sous de fausses apparences de bienveillance. Ce n’est pas par hasard si les justifications largement développées par l’abuseur spirituel seront toujours d’ordre théologique, ceci afin de convaincre sa proie qu’elle ne peut se rebeller sans se révolter contre Dieu lui-même. Celui qui abuse revêt un visage angélique afin de mieux convaincre sa victime qu’elle est médiocre, mauvaise et qu’elle ne peut vivre sans son aide. Le procédé est toujours le même : le parasitage. Dans la nature, bien des êtres ne survivent que grâce à cette capacité d’occuper un espace qui n’est pas le leur et parfois même de prendre possession d’autres êtres à leur insu, de se développer en eux, de s’en nourrir et de causer leur mort lente. Celui qui abuse est aussi comme l’araignée qui ne mange pas directement l’insecte pris dans sa toile mais qui lui injecte un poison dissolvant ses organes pour se nourrir ensuite de cette substance. Ainsi demeurent dans sa toile des cadavres qui gardent leur forme extérieure et qui sont vidés à l’intérieur. Des victimes d’abus spirituels ont parfois employé l’image du coucou, cet oiseau fort intelligent et charmeur qui fait couver ses œufs dans le nid d’autres oiseaux très naïfs finissant par regarder le petit du coucou, énorme, comme leur propre rejeton qui, lui, avait été jeté à bas du nid. L’abuseur s’installe dans la conscience de l’autre et la guide à sa place.
For interne et for externe
Ce qui est terrible est que celui qui est passé maître dans l’art de cette manipulation va construire, s’il est à la tête d’une communauté, tout un réseau de soutien, essentiellement composé d’autres abuseurs nés ou bien d’anciennes victimes qui demeurent sous son empire. Il est à la mode de parler de "pervers narcissiques". Une telle définition ne règle pas le problème puisque de tels individus savent se coopter et se reproduire. Casser la chaîne est chose quasi impossible car, dans le domaine religieux, va se mettre en place le jeu pervers de l’obéissance. Combien de religieux, de religieuses, de séminaristes, de prêtres sont-ils aussi prisonniers entre les mains de "supérieurs" qui s’imposent par leur réputation, leur pouvoir, leur adresse ! Les êtres qui sont capables d’échapper à cette violation de leur intimité sont rares et si, d’aventure, ils réussissent à couper la corde, ils demeurent marqués et blessés à vie. Ainsi l’abus spirituel se révèle-t-il rarement comme un cas isolé. Il est fragment d’une pyramide où tous les manipulateurs se tiennent par la barbichette.
Dans l’Église, une règle intouchable est normalement celle de la distinction du for externe et du for interne. Le manipulateur transgresse les frontières, y compris parfois en ce qui regarde le secret de confession. Il sait aussi cumuler des fonctions et des responsabilités qui devraient être séparées. De tout temps par exemple, dans les séminaires, la pratique fut que les différents directeurs, qui sont aussi pères spirituels de séminaristes, ne se prononcent pas sur leurs dirigés lors des conseils et des bilans, le recteur, de plus, n’étant jamais ni directeur spirituel, ni confesseur. Or, dans certaines institutions, ces subtiles et nécessaires distinctions ont volé en éclat, exposant ainsi l’individu à la tyrannie des abuseurs ayant ainsi le champ libre. Lorsqu’un "supérieur" confond pouvoir et autorité, le signal d’alarme doit être tiré, et l’inférieur doit, au plus vite garder distance. L’abuseur spirituel ne se considèrera jamais en faute car il est sûr de son fait et assuré que sa victime, sous influence, demeurera passive. Voilà pourquoi certains de ces abus débouchent ensuite sur des abus physiques ou sexuels car ces derniers sont toujours préparés par l’emprise spirituelle.
L’obéissance est toujours éclairée
Se présenter comme celui qui remplace Dieu, qui parle en son Nom est le signe que la relation spirituelle n’est pas saine. Les contemporains de Notre Seigneur le reconnaissaient comme celui qui parle avec autorité, à l’inverse des scribes (Mt 7, 29), tout simplement parce qu’Il respectait la vie intérieure de chacun, tout en donnant clairement les conseils nécessaires mais sans contraindre, pas même le jeune homme riche qui désirait pourtant Le suivre (Mc 10, 17-31). Lorsqu’un guide spirituel désire faire plier la volonté d’un autre selon ses critères, il faut repérer et dénoncer l’abus. Ce dernier est parfois difficile à définir mais un des symptômes est un sentiment de malaise chez celui qui subit ou bien, au contraire, une dépendance semblable à celle d’autres dépendances pour des produits toxiques. La désintoxication est ensuite ardue et connaît bien des échecs. Le directeur ou le supérieur doivent faire preuve de beaucoup de prudence et d'humilité lorsqu'ils se servent d'arguments d'autorité, sinon le risque d'instrumentalisation est grand, débouchant sur l'abus toujours aux aguets. Assujettir une personne à coup de citations bibliques, de textes de l’Église et de la Tradition, y mêler de plus des éléments de psychologie, secouer le tout pour en faire un cocktail, est le but poursuivi par celui qui est possédé par l’hybris.
L’obéissance est toujours éclairée, sinon elle n’est qu’un pion entre les mains des falsificateurs.
Ces quelques mots ne prétendent pas résoudre le problème, car il est monumental et ne se limite pas à quelques dérives sectaires. S’ils peuvent aider certaines âmes à prendre conscience de leur situation d’esclavage, à ouvrir les yeux sur la perversité de telle ou telle relation spirituelle, Deo gratias ! Comme tout cela est complexe, il sera sans doute nécessaire d’aller plus loin dans la compréhension du phénomène pour mieux l’éliminer. Certes, la véritable liberté est un état d’obéissance : à la raison contre la chair, à la forme contre la matière, à la permanence contre l’éphémère, aux usages contre nos caprices etc., mais l’obéissance est toujours éclairée, sinon elle n’est qu’un pion entre les mains des falsificateurs. Laissons le dernier mot à un homme qui fut l’objet d’abus considérables au sein de l’Église et de la Compagnie de Jésus, Leonardo Castellani, ce jésuite du siècle dernier qui, avec son humour habituel, constate sagement : "Si vous unifiez champignons vénéneux et champignons comestibles, les gagnants seront tous vénéneux" (La Vérité ou le Néant). Il ne faut jamais s’approcher des champignons vénéneux, sous peine d’être empoisonné.