À l’automne 1986, Jean-Edern Hallier a publié un très gros livre, L’Évangile du Fou (Albin Michel), ouvrage qui se voulait initialement une biographie de Charles de Foucauld, mais dont le texte était parti de travers et que son auteur avait finalement désigné sous le nom de roman, bien qu’il s’agît pour finir d’un essai autobiographique et burlesque. Il me l’avait donné en me précisant que c’était son livre le plus important car lui-même était en train de se convertir à la foi chrétienne, sur les pas de Charles de Foucauld.
Comme toujours avec Hallier, il était impossible de démêler la part de comédie dans cette histoire de conversion suscitée par la fréquentation de l’ermite de l’Assekrem. Nous en avons parlé à de nombreuses reprises : l’écrivain, à ce que me semblait, n’éprouvait pas de désir de se convertir, mais, en certaines heures, le désir du désir. Il avait fait deux fois le voyage à Tamanrasset, lu Psichari et Huysmans, décortiqué Charles de Foucauld de toute son intelligence, qui était pénétrante. En vain. Il a porté ce désir intermittent et inaccompli de conversion jusqu’à sa mort sur les planches de Deauville, d’une chute de vélo.
Un saint à cheval
Ce qui reste d’irremplaçable dans l’Évangile du fou, c’est que ce livre rend compte d’un aspect négligé de Charles de Foucauld, un côté que l’Église ne valorise guère en général, le côté aristo et lieutenant de cavalerie. Le côté panache. Le courage, la fierté, le devoir, le service de la Nation, la camaraderie, le non-dit grand bourgeois, le style, autrement appelé panache (certains en ont, d’autres n’en ont pas), l’élitisme décomplexé étaient les valeurs de la grande droite de « nos familles », avec leur connerie monumentale aussi, la droite généreuse, la droite inspirée et conquérante, la droite sacrifiée, en un mot celle du père de Foucauld, dit à peu près Hallier. Le père de Jean-Edern, saint-cyrien de la promotion de Montmirail, servant comme il se doit dans la cavalerie, héros de la Première Guerre mondiale, avait inculqué à ses enfant le culte du « saint » Charles de Foucauld, mais à cause de son « panache ». Pour Jean-Edern Hallier, Foucauld était un saint qui portait un képi en lieu et place de l’auréole. Un saint à cheval, comme le fut plus tard Guy de Larigaudie.
Et quel saint ! Charles est le saint patron qu’il fallait pour apprendre aux élites à tout donner.
Pour notre voyage de noces, ma femme et moi avions traversé le Sahara en Peugeot 504, en septembre 1986 justement, quelques semaines avant la publication de l’Évangile du fou. Sur la piste de Tamanrasset, à quelques kilomètres d’El Golea, nous nous étions arrêtés devant la tombe de Charles de Foucauld, bloc de pierre posé au milieu des cailloux, en plein désert. Nous y avions photographié cette phrase gravée : « En attendant le jugement de l’Église, le vicomte Charles de Foucauld, assassiné par les Sénoussites… » Les derniers mots étaient martelés et presque illisibles. Pourquoi vicomte ? demandait Jean-Edern. Pourquoi pas père ? Ou frère universel, comme il se dénommait lui-même ?
Choisi comme le centurion
Charles de Foucauld, ami des plus pauvres, frère du Christ, dépouillé de tout, reste sur sa tombe de pierre qualifié comme il l’était au temps des frasques de Saumur. Il est resté celui que Dieu avait choisi comme le centurion. Signe que la conversion n’est pas un reniement de ce que nous sommes. Signe aussi que les officiers de cavalerie, les aristos, les vieilles élites perdues dans le monde d’aujourd’hui ont aussi, enfin, leur saint. Les SDF avaient Benoît-Joseph Labre. Désormais, les familles de militaires, avec leurs monospaces, leurs maisons de famille, leurs fins de mois difficiles et leurs idées inoxydables ont le leur. Et quel saint ! Charles est le saint patron qu’il fallait pour apprendre aux élites à tout donner.