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En école de journalisme, on nous apprend que "sans image, un événement n’existe pas". Problème : avec l’image non plus. Entendons-nous bien : l’image montre, impressionne, afflige, dégoûte, excite, submerge, révolte mais ne prouve ni n’explique rien. Sa puissance à nous émouvoir est aussi flagrante que son impuissance à nous informer. Cette ambivalence autorise toutes les manipulations. Sans texte, l’image n’a aucune valeur. Seul le récit qu’on en fait lui donne un sens. Un autre récit donne à la même image un sens différent.
Sans filtre, l’image s’impose, muette et brutale. Associés l’un à l’autre, ces deux adjectifs sont pornographiques. Nos sens sont alors incapables de se défendre si devant l’assaut, ils n’abaissent pas la herse de l’esprit critique. Mais de plus en plus, cette sentinelle de notre liberté se bat comme la Légion à Camerone. Car l’image, telle l’armée mexicaine, envahit tout l’espace, nous encercle de partout, au point que notre regard — où que nous allions, peine à s’abriter.
L’image, muette et brutale
L’image exerce une pression de malade, au sens strict. Des jeunes se suicident car ils n’acceptent plus leur physique, dès lors qu’ils se jugent sur le « spectacle » de leur apparence. Les mœurs changent à toute vitesse. Tout le monde veut de l’image et tout le monde en fait. Le papier des journaux sérieux n’intéresse plus personne. Équipés de studios, les grands titres parodient la télé. La radio fait pareil. Des caméras y profanent ce merveilleux sanctuaire de pudeur et d’intimité. Internet aligne nos sens sur l’image tels des condamnés à un peloton d’exécution. Si la toile intègre tous les canaux (image, son, texte), elle ne le fait point à parité : c’est l’image qui triomphe, le son et le texte lui servant de faire-valoir.
Là-dessus arrive la guerre en Ukraine et ses atrocités. L’épisode le plus effroyable mis devant nos yeux se déroule à Boutcha, banlieue cossue au nord-ouest de Kiev. Après le retrait des troupes russes, des photos et vidéos montrent des dizaines de corps de civils jonchant les rues. Certains cadavres ont les mains liées dans le dos ; d’autres sont partiellement brûlés, présentent des traces de torture ou une balle dans la tête. On zoome aussi sur des fosses communes. Vitrifiés par l’horreur, nos cœurs s’emplissent d’indignation. Voilà Poutine et ses crimes !
Boutcha : qui est coupable ?
Nos mémoires les associent illico à d’autres images, celles d’Oradour-sur-Glane, village du Limousin martyrisé par les SS le 10 juin 1944. Celles aussi du génocide rwandais. Le mot est lâché. Boris Johnson déclare : "Quand vous regardez ce qui se passe à Boutcha, les révélations sur ce que Poutine a fait en Ukraine, cela ne semble pas loin du génocide selon moi." Volodymyr Zelensky qualifie ces meurtres de "pires crimes de guerre" depuis la Seconde Guerre mondiale. Joe Biden réclame un "procès pour crimes de guerre" mais conteste le génocide. Emmanuel Macron dénonce des images "insoutenables" et affirme que "les autorités russes devront répondre de ces crimes".
Douter ne signifie pas nier mais vérifier.
Pour sa défense, le Kremlin parle de "falsification criminelle […] inventée pour justifier le prochain train de sanctions". Une guerre de l’information s’enclenche. Cherchez le coupable : s’agit-il de la 64e Brigade de fusiliers motorisés russes commandée par Azatbek Omurbekov ? Celui qu’on surnomme déjà le "boucher de Boutcha" vient de l’Amour, près de Khabarovsk à la frontière chinoise. Les Asiatiques sont surreprésentés dans l’armée russe. Savent-ils que tous les Ukrainiens ne sont pas nazis ? S’ils n’en doutent pas, cela peut expliquer leurs mœurs expéditives. Pour faire tomber Berlin, Staline envoyait "ses" Bouriates en première ligne. L’herbe ne repoussait plus après leur passage ; les Allemands s’en souviennent encore. Chose étonnante : la brigade compte 74 femmes dont la plupart donne des ordres (seules six sont soldats). Cette unité est-elle l’auteur de ces crimes ? Une controverse existe — que cet article ne suffirait pas épuiser.
Avant tout, vérifier
Quoi qu’il en soit, "les images en elles-mêmes comptent rarement comme preuves déterminantes", note Philip Grant, directeur de l'ONG Trial, spécialisée dans la lutte contre l'impunité en matière de crimes contre l'humanité. Ce spécialiste se réfère aux manipulations passées : Katyn en 1940, massacre d’officiers polonais attribué aux nazis — que l'Union soviétique reconnaîtra en 1990 —, ou les faux charniers de Timisoara en Roumanie en 1989. On peut y ajouter la controverse sur le massacre des Albanais de Račak au Kosovo en 1999, précédant les bombardements de l’OTAN sur la Serbie.
L’image n’est pas innocemment l’anagramme de magie. Ces précédents invitent à douter de tout ce qu’on nous montre. Douter ne signifie pas nier mais vérifier. Une enquête indépendante s’impose mais faite par qui, avec quels moyens, dans quelles conditions et surtout quels délais ?